Chroniques

Miguel BONNEFOY

Héritage

Éditions Rivages, 2020 (206 pages)

Héritage, la lignée des douleurs

« L’homme qui avait quitté les vignobles du Jura fut rebaptisé Lonsonier et naquit une seconde fois le 21 mai, jour de son arrivée au Chili ». L’auteur ajoute en interview : « ainsi débute une lignée de déracinés, de transplantés, de chilianisés, qui s’étend sur cent ans, quatre générations, deux guerres mondiales, jusqu’à la présidence de Salvador Allende ».

Quatre générations de Lonsonier se succèdent sur deux cents pages. Quatre générations qui traversent le XXème siècle, entre la France et le Chili. Tout commence à la fin du XIXème siècle, quand un fabriquant de vin français abandonne ses terres à la maladie qui les ronge, et s’embarque sur un navire en direction de la Californie. Un changement imprévu le fait débarquer au Chili, où il décide de s’installer, à Santiago, dans une maison bordée de citronniers.

C’est là que s’établira sa descendance. D’abord Lazare, le fils amoureux des gloires imaginées de la France, un pays qu’il n’a jamais vu. Quand la Première Guerre mondiale s’annonce, il y voit une opportunité de s’engager pour la nation qui l’appelle et rejoint les poilus au combat, pour défendre un sol qu’il n’avait jamais foulé. Il rentre au Chili brisé. Sa fille, Margot, est une passionnée d’aviation, qui se destine dès l’enfance à s’envoler. Cette vocation la poussera à s’engager dans la Seconde Guerre mondiale, dont elle sort elle aussi en deuil. Enfin le fils de Margot, Ilario Da, est un activiste communiste qui s’oppose au coup d’État chilien de 1973, et qui en paie le prix fort. Les trois personnages se succèdent, vivant chacun sa part de misère, ponctuée de poésie.

Si le roman de guerre n’est pas un projet original, le livre de Bonnefoy ne manque pourtant pas de singularité. L’histoire est écrite de manière à rappeler le genre autobiographique, avec des détails géographiques et temporels pour ancrer inextricablement cette histoire à son contexte, et surtout des prolepses qui divulguent intentionnellement la suite de l’intrigue. Ces prolepses donnent l’impression de lire une histoire déjà tracée, et non pas l’œuvre de fiction pure qu’est ce roman. L’auteur joue ainsi entre la fresque historique et la fiction romanesque.

Malgré cette dimension de « fresque » historique, Bonnefoy s’attache au personnel et à l’individuel : chaque chapitre porte le nom d’un personnage du roman. L’histoire qui s’étend de la France au Chili, sur un siècle entier, s’incarne alors en une personne, Thérèse dans sa volière ou Hector à l’usine d’hosties. Le roman ne perd pas de vue l’humain, même en construisant une fresque multigénérationnelle.

C’est cet aspect intergénérationnel qui définit au fond le livre. Les fautes et les traumatismes du père retombent inévitablement sur la fille, qui les transmet alors à son fils… Le roman porte bien son nom : la blessure est transmise, la faute est répétée sans jamais pouvoir guérir, sans pouvoir sortir du cycle de la violence. Les Lonsonier sont poursuivis par des choix impossibles qu’ils se retrouvent dans l’obligation de reconduire. Comme une malédiction, les maux sont hérités de père en fille, de mère en fils.

Malgré ses thèmes sombres, le roman ne fatigue pas. Il est court et léger – ce qui ne signifie pas qu’il manque de richesse, mais plutôt qu’il est aéré par un style poétique et une écriture lumineuse qui se lisent facilement, qui rendent plus recevables les blessures et les deuils. 

C’est finalement l’histoire d’une double nationalité, d’une double origine qui est aussi double identité. Entre la France et le Chili, entre l’Europe et l’Amérique latine, la prose mêle le français à l’espagnol, les vignes aux citronniers. Bonnefoy, en tissant ainsi des liens entre les deux continents, s’inspire de sa propre histoire, de son passé divisé entre la France et le Venezuela. Les personnages sont le produit de ce va-et-vient, du mélange de richesses qui sauvent et qui font souffrir.

C’est dans l’ambiguïté que fleurit Héritage. Le roman construit une harmonie entre le drame et l’amour, il marie les douceurs aux guerres, les naissances aux décès, le mythologique à l’histoire contemporaine, le fantastique à la réalité. Roman de guerre et roman de traumatisme, sa portée universelle réside finalement dans le fait qu’il n’est pas dénué de clarté. L’humanité qui se démène pour rester en vie est tout de même une humanité, dans ses complexités et ses beautés, et le texte poétique et lumineux ne l’oublie pas.

 

Hiba Ghantous

Université Saint-Joseph, Beyrouth

 

Jean-Pierre Martin 

Mes fous

Éditions de l’Olivier, 160 pages  

Folie et Empathie, ça rime !

« Tu souffres d’une empathie excessive » : c’est ainsi que Sylvain, docteur généraliste et fidèle ami de Sandor lui résume la cause de son mal, lequel ne fait que s’aggraver jour après jour. Un congé maladie ? Il en a sans doute besoin. Mais le pauvre employé du DRH Mathias connait-il véritablement la définition du mot « congé » ? De quel repos peut-il rêver quand à chacun de ses pas, à chacun de ses regards, dans chaque ruelle, et même dans sa propre maison, ces « corps errants » se rapprochent de lui, l’envahissent et le hantent jour et nuit ?

Soyons clairs dès le début : lui n’aime pas les nommer comme nous pourrions le faire, ou comme quiconque se hâterait de le faire. Pour Sandor, « Fou n’est pas le mot » ; au contraire, il préfère les appeler « corps errants » parce qu’il tente constamment « de leur rendre un peu de leur noblesse ». Tantôt Laetitia la schizophrène, tantôt Dédé le fou météo, plus loin les inséparables… Sandor n’est jamais à l’abri des rencontres mélancoliques et pathologiques au point où il se demande lui-même : « Est-ce que j’attire les fous, ou bien est-ce moi qui cherche leur compagnie ? » Vous pourrez peut-être mieux imaginer la réponse à cette question quand vous saurez que Monsieur Sandor Novick n’est autre que le fils de Joseph Novick, un vieil homme souffrant d’une dépression chronique et d’Edmée Novick, championne du déni et du refoulement sous le masque de La vie en rose et du « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes » ! Mais hélas, ce n’est pas tout. Il est le neveu d’une tante qui s’est suicidée, le mari divorcé d’Ysé, le père de Constance qui n’a rien de constant avec sa terrible schizophrénie, ses mensonges et ses hallucinations, d’Adrien accro à la techno(logie), d’Ambroise qui, « noble » et « pur » le mitraille de questions comme « Pourquoi vous n’avez rien fait, ta génération, pour la planète ? », et d’Alexandre, comme par miracle le seul enfant « calme, posé, solide », vivant avec sa femme Adèle loin de la famille, à Bruxelles, attendant tous deux un enfant. On dirait presque une tragédie contemporaine revisitant les familles grecques maudites !  Tous sont affectés, tous en souffrent, sauf celui qui s’en est éloigné, et encore…   

Ce n’est pas la première fois que Jean-Pierre Martin arrive à nous émerveiller avec l’originalité de sa plume. Écrivain aux multiples talents et intérêts – littérature, philosophie, art, musique (jazz) et voyages – il fascine son lecteur par un style simple, fluide et haletant, réussissant à lui couper le souffle avec un personnage obsédé par la schizophrénie de sa fille, narrant lui-même son histoire et ses dilemmes à travers des moments suspendus, incitant à réfléchir avec lui et à rechercher sous les augures de Flaubert, d’Artaud, des surréalistes et d’autres intellectuels une issue, rien qu’une petite lueur pour essayer de comprendre les caprices de la santé mentale, ses détours et ses surprises. Sandor est ainsi un personnage en quête de soi et des autres dans un siècle qui est le sien et le nôtre ; ce siècle des crises politiques et économiques mondiales, ce siècle de l’invasion de la technologie jusqu’au plus profond de l’être, ce siècle où tout court et où tout le monde travaille sans cesse, ce siècle où il serait noble de se reposer la question : « Qu’est-ce qu’être fou ? » mais surtout de se redemander avec le héros « Qui est le plus fou ? Celui qui pense à la mort chaque jour, comme moi, ou celui qui est possédé par le langage de l’entreprise ? »

Dans un roman miroir du siècle, et avec un personnage dont l’obsession est la compréhension de l’humain et de l’humanité au-delà de tout, il serait difficile d’imaginer le dénouement de l’intrigue, à moins que nous ne nous décidions à nous embarquer jusqu’au bout dans l’aventure que nous propose Jean-Pierre Martin, curieux de savoir si, et après de longs efforts, Sandor s’endort, trouve le repos et une étincelle de vie ou s’il va rester ainsi, désirant la mort ou la « non vie ». NO-VIE, deux syllabes qui résonnent clairement dans son nom NOVICKE.

 

Aline Daou

Université Saint-Joseph, Beyrouth



Irène Frain

Un Crime sans importance

Éditions du Seuil, 256 p.

 

Irène Frain est une romancière, journaliste, femme de lettres françaises. Mais c’est aussi une mère, une grand-mère, mais surtout une sœur, blessée jusqu’à la mort. Écrivaine d’origine française, engagée depuis 1979, elle publie en 2020 un roman autobiographique intitulé Un crime sans importance, écrit pendant la période du confinement. L’œuvre est sélectionnée pour le Prix Goncourt, le Prix Renaudot, le Prix Interallié et le Grand Prix du Roman de l’Académie Française.

Un an après les faits, la narratrice revisite le meurtre de sa sœur aînée, Denise, violemment et imprévisiblement attaquée dans son domicile. Étant la dernière à avoir appris le décès incompréhensible de sa sœur, Irène Frain livre aux lecteurs sa colère – colère qui, jusqu’aujourd’hui, n’est toujours pas éteinte puisqu’elle cherche encore le visage du meurtrier de sa sœur. Elle veut tout simplement comprendre, comprendre pourquoi les investigations du meurtre en sont encore au stade zéro depuis 2018, l’année du crime. Elle prend donc les choses à sa charge, elle écrit, téléphone, visite, cherche, poursuit… mais sans résultat aucun. L’affaire de Denise est tout simplement délaissée, avec les autres piles de dossiers sans importance et encore sans coupable. Dénonçant ainsi d’une part l’indifférence et d’autre part la négligence du secteur policier, la sœur exprime la profondeur de sa blessure.

L’histoire se résume par son titre : Un crime sans importance. Un crime qui ne concerne pas seulement la sœur d’Irène Frain, puisqu’elle n’est pas l’unique victime de son agresseur. Un silence atroce face à un tueur en série… et la narratrice de dire : « quelle que soit son origine, le silence est une agression. » Le lecteur, à son tour, sent que l’écrivaine lance un cri « à l’aide, au secours » en écrivant ce roman à l’encre du sang de sa sœur et de ses propres larmes.

Par son style simple, Irène Frain est capable d’accrocher son lecteur dès le début du récit jusqu’à la fin, laissant sans cesse une voie mystérieuse ouverte. Elle écrit avec une telle compassion, une telle tristesse, et une telle rage que le lecteur se sent participer à l’histoire. Il en arrive à perdre le sommeil et à s’interroger lui-même : Qui a bien pu tuer Denise ? La police retrouvera-t-elle l’assassin ? Essaye-t-elle au moins de le retrouver ? Des questions qui demeurent toujours sans réponses.

Un crime sans importance devient la seule importance qu’Irène Frain aura pu donner à sa sœur.

 

Jane ABBOUD

USEK

AMADOU AMAL Djaïli 

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020 (163 pages)

 

Le combat d’une femme africaine

 

« Il est inconcevable que les choses se passent autrement. »

Les traditions et les coutumes sont au cœur de ce roman. La société peule africaine du Cameroun y est tellement ancrée qu’il est impossible pour elle de s’en détacher. Trois femmes aux destins semblables mais différents sont les héroïnes de ce roman. Elles ont en commun d’être aux prises avec la polygamie. Ramla, Hindou et Safira luttent, chacune à sa manière, pour leur place en société.

Ramla, 17 ans, est la seule à avoir achevé une éducation scolaire. Son rêve est de poursuivre des études universitaires. Pourtant elle ne sera jamais maîtresse de ses propres choix. Car une fille n’est jamais l’enfant de sa famille mais celle de toute la communauté. Ses oncles, son père, les hommes de la famille vont planifier son avenir : mariage forcé dès sa sortie du Lycée et soumission totale à son futur époux Issa qui est quinquagénaire. Elle devient ainsi la deuxième épouse de cet homme et rejoint sa concession. Ramla représente tout simplement la souffrance de toutes les femmes qui n’ont pas accès à l’éducation.

Hindou, 17 ans aussi, est contrainte quant à elle d’épouser son cousin. Elle peut se vanter du titre de première épouse, et n’a pas à s’inquiéter de rivalités féminines. Pourtant elle se heurte aux infidélités et à la violence conjugale de son mari. C’est à travers le personnage de Hindou que l’auteure dénonce en particulier les viols et violences morale et physique auxquels les femmes font face.

Safira, 35 ans, est la première femme d’Issa. Après vingt ans d’union, elle voit arriver d’un mauvais œil une coépouse de l’âge de sa propre fille. Nous sommes d’emblée plongés dans l’univers de la polygamie et des relations violentes et toxiques entre femmes qui se perpétuent de génération en génération. 

Chacune d’entre elles essaye de prendre en main son destin, et cela à sa propre façon. La révolte, la fuite, la consultation de marabouts, toutes les issues sont explorées. Nous suivons donc le destin de ces femmes qui encaissent coup sur coup et cela parfois sans se plaindre : mariages forcés et précoces, viols conjugaux (mais qui ne sont pas considérés comme tels dans la mesure où le viol n’est pas censé exister dans un mariage), polygamie, soumission totale, culte de la personnalité de l’époux…

Munyal ! Accepter sans se plaindre. C’est le mot clé du roman, et il définit la femme en Afrique. Le roman a été originellement publié sous le titre de Munyal, les larmes de la patiente en 2019. Les trois témoignages de femmes inspirés de faits réels ne nous laissent aucunement indifférents et nous poussent à la révolte. Dans une région où la littérature féministe n’est pas très présente, Djaïli Amadou Amal lève le voile sur les traditions et réalités qui pèsent sur les femmes au Cameroun et dans la société peule.

            Ce roman souligne la place de la femme qui se trouve justement « aux pieds de son époux » au sein de la société africaine. Il révèle aussi l’aspiration de jeunes filles à vouloir vivre avec leur temps au XXIe siècle mais qui voient leurs destins leur échapper progressivement des mains. Le livre est déconcertant car il nous est pénible d’imaginer un tel écrasement de la femme aujourd’hui. Il est difficile pour la société occidentale de s’identifier aux personnages, elle risque de se heurter à un monde qui lui est inconnu, révélé à travers une écriture fluide ponctuée d’ironie. 

« Soyez soumises », ces deux mots inlassablement répétés ont fini par faire éclater la révolte des impatientes de Djaïli Amadou Amal.

 

 

Aïda Abou Charaf

Université Saint-Joseph, Beyrouth

                                                                                                                                                          USEK


Irène Frain,

Un crime sans importance,

Éditions du Seuil.

Le silence meurtrier

C’est avec tempérance qu’Irène Frain raconte son histoire familiale à la fois acrimonieuse et douloureuse. En tournant les pages de ce livre, nous découvrons la vie mélancolique de l’auteure, qui nous est peu à peu dévoilée, avec son style littéraire éloquent. Irène Frain nous propose ainsi une imposante autobiographie, où elle se raconte. L’ambivalence maternelle et la naissance non désirée qu’elle a supportées à un âge précoce ont laissé une profonde blessure émotionnelle qui a toujours été marquée par le silence et la solitude. Dans ce livre, Irène Frain plonge sa plume dans la chair morte de sa sœur, comme si elle essayait de la revitaliser, en une décision qu’elle a prise quatorze mois après l’épouvantable meurtre dont Denise, la sœur aînée de l’auteure, a été la victime.

Denise, femme septuagénaire, vivait dans une maisonnette de la banlieue parisienne, banlieue qui au départ était un endroit paisible. Elle était en pleine santé, rendant souvent visite à ses amis ainsi qu’aux membres de sa famille. Étant religieuse, Denise a beaucoup fréquenté l’église évangélique et en faisait même partie. Or, cette vie sereine a brutalement basculé quand un inconnu a pénétré par effraction dans la petite maison de la septuagénaire et l’a tuée en l’agressant après le vol. Très gravement frappée, Denise décède quelques semaines plus tard, après un long coma. L’enquête ouverte est conduite de manière désastreuse ; l’affaire est négligée, et même oubliée par la machine judiciaire. Lorsque l’auteure apprend l’amer décès de cette sœur avec laquelle les relations adelphiques étaient par ailleurs rompues, son attitude change, notamment face à ce silence énigmatique de la police qui, quatorze mois après l’incident, n’a pas encore fait son rapport sur le crime. La réaction d’I. Frain face à ce mutisme incompréhensible est de le considérer comme une agression, voire une violation à l’égard de la mémoire de sa sœur et vis-à-vis même de toute sa famille. C’est alors qu’elle commence à mener elle-même sa propre enquête, les données et informations recueillies précédemment n’ayant pas permis d’élucider l’ambigüité de cet accident ni même d’en cerner les plus simples détails, comme par exemple le déroulement de l’agression ou même le moment précis où il est survenu. Elle décide ainsi d'agir mais aussi d’écrire car « cette mort ne peut pas rester sans voix ». La question qu’elle s’est toujours posée était celle-ci : Comment un crime visant une vieille femme de soixante-dix-neuf ans peut-il laisser la Justice impassible ? Jusqu’à quel point cet homicide est-il sans importance ? Et quelles en sont les raisons ? Car Irène Frain est sidérée. Pourtant, elle tente de donner vie à nouveau à sa sœur en brossant son sublime portrait de jeunesse, lorsqu’elle était cette petite fille émancipée, active, artiste, éclairée, instruite et perfectionnée, qu’elle a vue danser et chanter avec gaieté et bonne humeur partout où elle se trouvait. C’est ainsi que l’auteure fait de cette personne l’enfant la plus idéale et la plus divine du monde.

Et comme l’a déjà dit Georges Perros : « On écrit parce que personne n'écoute.» Irène Frain a excellemment exploité les mots et les expressions pour que sa voix soit bien écoutée. C’est le pouvoir littéraire qui l’a sauvée de la dépression et de l’indifférence, et cette idée est clairement formulée dans le roman : « Je dois aux livres ma victoire contre le silence ». Cette autobiographie a finalement fait valoir le combat dans lequel l’auteure s’est engagée, non seulement le combat contre le silence et le mutisme mais aussi contre le système du pouvoir, incarné par la « société de consommation » qui, avec toutes ses lacunes, permet que ces violences surviennent d’une façon ou d’une autre.    

Youssef Adel

Faculté de Langues (Al-Alsun), 

Université de Ain-Shams




Irène FRAIN

Un crime sans importance

Éditions du Seuil, 2020 (256 p.)

Le drame du sang versé

Un crime sans importance est le dernier roman écrit par Irène Frain. Pour la rédaction de ce récit, l’écrivaine et journaliste française n’a pas hésité à tremper sa plume dans le sang de sa grande sœur, Denise, âgée de 79 ans et victime d'une agression dans sa propre maison – Denise qui succomba à ses blessures suite à sept semaines de coma.

Mêlant meurtre, enquête et relations familiales compliquées, ce récit autobiographique réparti en 5 chapitres vous fera vivre un véritable ascenseur émotionnel. Le titre de l’œuvre nous donne d’emblée une idée assez claire de l’enjeu : une enquête autour de l’agression de Denise est ouverte, mais le policier en charge de l’investigation ne rend toujours pas son rapport, même 14 mois plus tard, et malgré les plaintes d’Irène, l’enquête reste au point mort. La narratrice est également heurtée par le silence de la famille qui fait comme si de rien n’était. S’ensuit alors, dans le chapitre 2, l’enquête personnelle d’Irène qui essaye tant bien que mal d’élucider elle-même le mystère. Elle remplit alors 11 bloc-notes d’idées qui lui viennent à l’esprit et espère pouvoir ainsi construire son propre dossier. À défaut d’avoir un juge d’instruction, elle s’en imagine un, représentant le système judiciaire, un « mastodonte » comme elle l’appelle si bien, et réfère à lui comme « Le Maître du Silence », puisqu’il ne lui répond jamais.

Irène Frain arrive parfaitement à passer d’un passage ennuyeux à un passage passionnant en un claquement de doigts. On peut facilement se lasser en raison de l’immobilité presque totale de l’enquête, et j’avoue avoir été déçue, à la fin du roman, par le manque de réponses aux questions que je me suis posée, avant de comprendre finalement que c’est justement là tout l’intérêt de ce récit. Car Irène Frain n’a pas écrit ce livre pour imiter les films ou les romans policiers, mais pour dénoncer les erreurs du système judiciaire qui, le plus souvent, bâcle les dossiers sans même y prêter l’attention requise. Elle avoue elle-même cette vérité poignante : « Il y avait enfin l’inavoué : un meurtre de vieille dame, faut-il vraiment qu’on s’y arrête ? C’est triste, ça oui, et quand même assez révoltant, seulement est-ce qu’on déclenche des marches blanches pour ça ? »  (‘’Marches blanches’’ est une formule qui désigne une action ou un mouvement de protestation, et qui a généralement lieu au lendemain d’un assassinat ou d’un meurtre qui a scandalisé et choqué l'opinion publique).

Certes, des romans policiers, on en lit tous les jours, mais c’est cette peur de l’inconnu, mêlée au fait qu’Irène Frain elle-même ne semble au courant de rien en écrivant ces pages, et à la relation fraternelle embrouillée unissant les deux sœurs, qui rend ce roman si palpitant. Les personnages sont attachants, et on se surprend à analyser nous-mêmes la scène de crime, partant à la recherche des moindres détails que les personnages n’ont pas remarqués, et sombrant parfois avec Irène dans cette folie éphémère en lisant ses pensées les plus profondes. Finalement, le style, fluide et sincère, tout en restant poignant et captivant, réussira surement à vous envouter, et vous terminerez cette œuvre en en réclamant encore plus. Après tout, « cette mort ne peut pas rester sans voix ».

 

Marianne Andary

Licence 2
Département de Langue et Littérature Françaises
FLSH, section 2
Université Libanaise

Jean-Pierre Martin

Mes Fous

Éditions de l’Olivier, 2020

Des témoignages pas comme les autres

           Né à Nantes en 1948, Jean-Pierre Martin est écrivain, essayiste, professeur de littérature et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Il a consacré cinq ans à enquêter, voyager et interroger des témoins afin d’écrire une biographie lumineuse d’Henri Michaux. Il est également lauréat du Grand Prix de la critique, sélection du prix Renaudot essais pour « Le Livre des hontes », un livre extravagant sur la honte comme forme et comme objet de l’œuvre littéraire.

           Avec son dernier livre, Mes fous, Jean-Pierre Martin déclare sa passion aux marginaux, aux désaxés d’une façon plus intime et, comme le montre d’emblée l’adjectif possessif du titre, plus tendre. Sandor Novick, le héros et narrateur quinquagénaire, séparé de sa femme et père de quatre enfants, s’installe dans l’appartement où un psychiatre avait son cabinet et commence à faire la rencontre des fous. Il ne pense qu’à eux, ces gens hors normes, et il tâtonne, s’interrogeant sur la folie. Partout où il va, ces « corps errants », comme il les nomme, sont attirés par lui. « Je les appelle ainsi pour tenter de leur rendre un peu de leur noblesse » nous confie Jean-Pierre Martin. Il s’agit en quelque sorte d’un voyage au bout de la folie, où le héros est victime d’une obsession permanente : il a constamment l’impression qu’autour de lui, les fous sont irrésistiblement attirés par lui et cherchent à lui parler et à se confier. Il les considère comme « ses » fous, et les serre si fort contre lui qu'il ne sait plus très bien lui-même à quoi ou à qui ressemble la « normalité ».

           Toujours empathique, régulièrement affecté par leurs blessures, il recherche la compagnie de personnes dont le mental cache un désordre sans précédent, et qui raconteront leurs récits, aussi extravagants les uns que les autres. Il y a « le fou météo », « le fou politique », et puis aussi « la marcheuse rumineuse», «l’errant du RER à la recherche d’un contact humain», la voisine qui ne cesse d’injurier l’univers, et puis encore « les bouleversants, les délirants, les exilés de l’intérieur, les allumés de toutes sortes ». Il s’interroge : «Est-ce que j’attire les fous, ou bien est-ce moi qui cherche leur compagnie?».

             D’abord, Sandor réfléchit et mène son enquête, il tente de comprendre la cause de leur folie et surtout la raison pour laquelle ils s’intéressent à lui. Au bout d’un moment, on se rend compte qu’il a un soupçon : est-ce qu’il ne serait pas un peu fou lui-même? C’est sa grande inquiétude. En outre, il a un secret douloureux qu’il divulgue assez rapidement : sa fille Constance souffre d’une grave maladie psychotique qui l’isole du reste du monde : la schizophrénie

             L’intérêt de Sandor pour les fous relève non seulement de la curiosité, mais également d’un excès d’empathie à leur égard, d’une forte tendance à se mettre dans leur peau, à les rassurer, à les écouter. Même si le désir d’élucider l’énigme Constance a sa part dans l’histoire, c’est la tendresse à l’égard des humains qui incite Sandor à prêter une épaule sur laquelle peuvent pleurer ses fous. Cette tendresse devient incandescente quand elle s’applique aux enfants, qu’il considère avec inquiétude. À force de les approcher, il les attire, les collectionne, même, et son carnet de notes se transforme en une longue « liste compassionnelle». En s’interrogeant sur cette crainte de devenir fou lui-même dans ce monde de fous qui l’environne, Sandor quitte la ville où il est cerné par ces gens étranges et mentalement perturbés pour se réfugier à la campagne. Là, il découvrira que s’il y a des fous des villes, il y a aussi des fous des champs.

             Avec une douce ironie, Jean-Pierre Martin a peint un portrait sur les origines et les facettes de cette pathologie, avec des antihéros drôles et délicats, qui sourient le jour et pleurent la nuit, où l’humour peut apparaître comme une politesse du désespoir et un signe de lucidité, tout en reconnaissant la difficulté à appréhender les différences dans notre monde excessivement normé et peu tolérant. Il s’agit véritablement d’un roman de compassion, de compréhension et de lutte contre la normalisation, qui nous permet de nous laisser porter par la vie de ces personnages palpitant de belles rencontres. Ce n'est pas un roman sur la folie, c'est un texte sur la vie telle qu’elle est quand on ne la regarde pas seulement avec les yeux, mais aussi avec son âme.

Youstina Nagui

Faculté des Langues (Département de Français) – Université de Aïn-Shams


Mohammed Aissaoui

Les funambules

Éditions Gallimard.

Le parcours du combattant

Auteur de l’Affaire de l’esclave Furcy (Prix Renaudot essai 2010) et de L’étoile jaune et le croissant, Mohammed Aïssaoui est un écrivain algérien et journaliste au Figaro littéraire. Parti à Paris à l’âge de 9 ans, il y a fait des études de droit et de sciences politiques et, à l’âge de 34 ans, il commence sa carrière en exerçant le métier de biographe pour anonymes. Dans son roman Les Funambules, il nous parle de son enfance, de la misère et de la pauvreté où il vivait avec ses parents. Mais ce souvenir ne motive pas la plainte, parce qu’il y a toujours ceux qui sont plus pauvres que nous.

Cette œuvre sur la condition humaine et le salut traite des problèmes affrontés par les immigrés illettrés et souligne à la fois la valeur de la solidarité et l’importance du bénévolat. Tout au long du roman, le narrateur rencontre plusieurs personnes (à chacune sa misère) et c’est grâce à leur écoute que sa vie devient supportable. Il se souvient en particulier de son amour d’enfance Nadia, à qui il n’a jamais avoué ses sentiments ; il a désiré la retrouver mais ne savait pas par où commencer cette quête. À la fin du roman, cette recherche porte ses fruits mais malheureusement, Nadia retrouvée s’avère être mariée et mère d’une fille, ce qui détruit tous les espoirs du narrateur. Nous découvrons alors que ces funambules ne sont qu’un miroir de nous autres et que nous sommes tous, à notre manière, des cascadeurs dans le cirque de la vie dans la mesure où notre existence est pavée de risques.

Le roman constitue une véritable galerie de portraits. Avec sa plume, l’auteur excelle dans la description précise de chaque personne qu’il rencontre, et particulièrement son ami Bizness dont il n’a jamais su le vrai prénom ni la nationalité. Le style particulier et fluide de l’auteur, la beauté infinie de l’écriture rendent le récit agréable à lire. Il a pu nous toucher au cœur en relatant sa piètre vie et en revenant sur la mort de sa mère. Rehaussant son roman par une richesse du vocabulaire, Aïssaoui a pu, grâce à son intelligence et à son immense culture, faire adhérer son lecteur comme s’il vivait avec lui tous les évènements.

Le point fort de ce roman est de ne jamais penser à ce qui s’est passé, de vivre le présent en anticipant le futur. La vie de l’auteur est ainsi pleine d’aventures et de rencontres faisant du roman une histoire à la fois amusante et intéressante, ce qui renforce notre curiosité et notre désir de continuer la lecture. C’est un travail dans lequel l’écrivain a déployé un effort considérable pour le faire advenir sous les yeux du lecteur d’une telle façon.

Nadine Michel Nakhla

Faculté de Langues (Al-Alsun)

Université de Ain-Shams, Le Caire, Égypte


Hervé Le Tellier,

L’Anomalie,

Éditions Gallimardm, 327 pages.

La turbulence morale

Au début de ce roman captivant où le temps est un héros et où le lecteur doit rester attentif pour rassembler les différentes pièces de puzzle, nous nous trouvons face à un restaurateur et un tueur à gages, qui ne prend aucun plaisir à tuer, mais aime le geste et les techniques liés à l’acte de tuer, vécus comme une simple routine.

Progressivement, les autres personnages paraissent, chacun à son tour. Il y a d’abord  l’écrivain qui souffre de détresse après un vol turbulent où il a failli mourir. Aussi se suicide-t-il en laissant un roman, intitulé L’Anomalie, qui fait office de lettre d’adieu.

Nous suivons ensuite Lucie, une monteuse douée, et son amant André envers qui elle n’est plus sûre de ses sentiments, mais aussi Sophia, une petite fille très attachée à sa grenouille, ses parents et son frère. David, à qui le frère annonce qu'il a une tumeur maligne de quatrième stade, Joanna, une avocate noire américaine et Slimboy, un musicien nigérian.

Entre ces personnages, il n’y a apparemment aucun lien. Quel labyrinthe ! Mais en se concentrant un peu plus intensément, on découvre qu’ils étaient les passagers du vol "Paris-New York" qui a affronté un cumulonimbus supercellulaire que la météo n'a pas pu prévoir. Des minutes d’angoisse qui paraissent une éternité, puis s’achèvent brusquement, l’avion retournant alors à sa route initiale et atterrissant à l’aéroport, un 10 mars.

Trois mois plus tard, le 24 juin, la radio de l’aéroport des États-Unis reçoit une demande d’atterrissage qui lui est familière. On aurait cru mal entendre au début : or il s’avère qu’il s’agit du même avion qui a déjà atterri trois mois plus tôt. Ce faisant, on demande au pilote de modifier la direction de son appareil afin d’atterrir sur une base militaire du New Jersey, avec une escorte de deux chasseurs.

    Quel dilemme ! Les mêmes personnes, les mêmes vies, les mêmes secrets, comme s’il s’était agi de la copie conforme de leur existence telle qu'elle était si l'on remontait trois mois en arrière. Celui qui s’est suicidé est encore parmi les vivants. Celle qui a accouché est encore enceinte et celle qui est enceinte se retrouve avec un ventre encore vide. Celui qui agonisait à cause du cancer n’est pas encore diagnostiqué, et ceux qui se sont séparés sont encore ensemble.

Se retrouver face à son double, n’est-ce pas se mettre à nu? À chaque personnage sa réaction. Le Tellier a ainsi écrit un roman vertigineux, presque philosophique, qui laisse le lecteur assez perplexe. Des va-et-vient, des hauts et des bas, des analepses et des prolepses, des mises en abyme qui soulignent la subtilité de l’écriture et la capacité de l’écrivain de se plonger au tréfonds de l’âme pour y opérer des introspections. Si la vie vous offre une autre chance, qu’en feriez-vous?

Ghadir Tamer

Faculté de Langues (Al-Alsun), Université de Ain-Shams


Miguel Bonnefoy

Héritage

Éditions Payot et Rivages, 2020, 256p.


« C’est un roman, et si j’ai choisi le roman c’est justement pour ne pas écrire des mémoires, pour ne pas faire une archive du passé […] et me permettre des infidélités envers la réalité » explique Miguel Bonnefoy. L’auteur puise dans ses origines et retrace, au travers d’un livre, la migration de sa famille française au Chili. Dans son troisième roman intitulé Héritage, Miguel Bonnefoy raconte en effet l’aventure d’une famille franco-chilienne 

            Dès les premières pages, le père Lonsonier voyage avec l’unique cep de vigne survivant pour le replanter au Chili et y créer une nouvelle lignée de quatre générations. L’auteur raconte l’histoire universelle de la migration et de l’exil. Il rappelle avec pertinence que les Français ont, eux aussi, été des migrants. À chaque génération son dilemme et son questionnement, sauf qu’elles sont toutes unies par l’héritage que chaque membre doit maintenir, tout en le faisant fructifier par de nouvelles semences.

            Le père Lonsonier fuit la France à cause du phylloxera tandis que Lazare (son fils) n’y revint que pour s’engager dans la Première Guerre mondiale : en vérité, il y vient défendre un pays qu’il ne connait pas. Après avoir été confronté à toute la violence et à l’absurdité de la guerre, Lazare revient et s’unit avec Thérèse. Avec ses oiseaux pour témoins, Thérèse donne naissance à Margot, une future passionnée d’aviation. La lignée déracinée des Lonsonier connait ainsi des moments de clartés et de ténèbres. À l’arrière-plan de cela, il y a des périodes où un mort intervient pour assurer sa descendance.

            Bien qu’il ne soit pas évident de s’accrocher à l’intrigue du premier coup, de nombreux événements demeurant vagues jusqu’à la moitié du livre, la magie opère tout de même vers le début de la seconde moitié du roman et, dès lors, maintenant l’émerveillement du lecteur jusqu’à la toute fin de l’œuvre.

Joy KHALLOUF

USEK

 


Djaili Amadou Amal

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020, 240 p.


Djaili Amadou Amal est une auteure francophone née en 1975 au Cameroun. Les Impatientes est son deuxième roman après Walaande : L’art de partager un mari. Publié pour la première fois en France aux éditions Collas, Les Impatientes a déjà reçu le prix Orange du livre en Afrique.

Le récit se déroule suivant l’alternance des points de vue de trois femmes dont les destins sont liés : Safira, Hindou et Ramla, toutes trois victimes de mariages prématurés. La contrainte réside moins dans le fait qu’elles soient jeunes – et donc non prêtes pour la vie conjugale – que dans le viol continu et l’adversité liée à la polygamie dont elles sont victimes. Ainsi, Djaili Amadou Amal dénonce particulièrement le mur invisible qui se dresse, dans la tradition peule, entre la nouvelle mariée et sa propre famille une fois le seuil conjugal franchi.

Une grande part de l’œuvre réside dans le titre : Les Impatientes. Les trois femmes en question ont-elles été impatientes ? « La patience est un art qui s’apprend patiemment » dira Safira, reprenant l’exergue emprunté à Grand Corps Malade. En découvrant au fil de sa lecture des filles obligées – et ce dès leur plus jeune âge – à patienter, c’est au final le lecteur lui-même qui perd patience et sent ses nerfs se contracter de révolte.

C’est un livre qui ne peut être pris légèrement. Il est particulier par sa manière, par son style tout à la fois subjectif et franc. Le lecteur prend connaissance de l’art de traiter un sujet connu de tous et tabou tout à la fois. À travers sa plume familière mais expressive, l’auteure va droit au but, s’inspirant de sa vie et affrontant son enfer en le transposant, noir sur blanc, se libérant du non-dit.  « Munyal ! Patience »… L’auteure ne l’aura pas été.

Joy KHALLOUF

USEK

LE TELLIER Hervé

L’anomalie

Éditions Gallimard, 327 pages.

Une anticipation inédite

Tout est conçu comme dans un film de catastrophe américain : la présentation des personnages, très différents les uns des autres, avec les détails qui accrochent et initient chez le lecteur la curiosité d'en savoir plus. Alors se posent de multiples questions, toutes inévitables : quel est le point commun qui rassemble ces personnages au cœur de cette fiction ? Un simple orage, fut-il d'une violence inouïe, au cours d'un vol Paris-New York en mars 2021 ? Et pourquoi se font-ils accueillir les uns après les autres par différentes autorités gouvernementales ? Autant de questions dont je ne pourrais dévoiler la réponse ici !

Mais, sans cela, comment parler de ce roman étonnant, à mi-chemin entre science et philosophie, avec des questions fondamentales, des mises en abîme et des impasses logiques qui rendent nos cerveaux aussi désorientés que ce Boeing malmené ? Tant pis, je me tais. Car trop en parler serait en divulguer le sel et constituerait un véritable gâchis !

Par contre, je voudrais, sans arrière-pensée et avec enthousiasme, louer la qualité de la narration, la richesse du langage et la maîtrise des différents niveaux de discours.

J'ai réellement « kiffé » cette prolepse proche, car même la COVID y est abordée ! A-t-il fallu des corrections ultimes pour l'inclure ou le livre a-t-il été écrit pendant le confinement étouffant qui a bouleversé le monde entier il y a quelques mois ? J'ai toujours aimé les histoires qui suscitent des réflexions anticipatoires passionnantes.

L’Anomalie d'Hervé Le Tellier, candidat au Goncourt, est un roman d’une extrême drôlerie et plein de suspense par ces temps d’apocalypse.

Dans certains livres que l'on lit, il y a des phrases qui demeurent, très longtemps, gravées dans notre mémoire de lecteur. En voici deux qui y resteront !

« Je n'ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n'avais pas existé, ni vers quels rivages je l'aurais déplacé si j'avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparition altérera son mouvement. »

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension. »

Ce livre représente la fiction dans son état le plus pur ! À lire et relire absolument !

Mohamed Yagoub Hanafi

Université de Khartoum

Département de Français – 5ème année



Miguel BONNEFOY

Héritage

Éditions Rivages, 2020 (206 pages)

 

Quand héritage rime avec voyage 

“Le métissage est un chemin positif que prend l’humanité pour avancer”. Par cette phrase, Bonnefoy Miguel évoque sa double nationalité. Il est né à Paris d’un père romancier d’origine chilienne et d’une mère vénézuélienne et a grandi au Venezuela et au Portugal. Des lycées français, il a appris les astuces de la langue française et des pays latino-américains, il a connu la beauté de la nature, ainsi que les mœurs, les cultures, et les petits secrets avec lesquels il va peindre son récit aventureux HÉRITAGE par de splendides tableaux.

 

Nominé pour le prix Goncourt du  premier roman et le prix Femina, ce roman, de 206 pages, est paru le 19 août 2020 et est édité par les éditions Rivages. Il y narre une histoire familiale qui s’étend de 1873 jusqu'à 1973 au Chili, vers la fin du XIXe siècle.

 

Ce récit relate plusieurs aventures époustouflantes et décrit des personnages courageux, héroïques et passionnés : un homme démuni qui décide de quitter son pays, des femmes passionnées, des commerçants ambitieux, un Maestro, un homme revenant du passé et un révolutionnaire engagé contre la dictature d’Augusto Pinochet.

 

Le livre est truffé de descriptions animées. Une peinture vive et frappante nous captive jusqu'à la fin du roman. Le cadre spatial est magnifique : Santiago, la capitale du Chili se situe entre la cordillère (une chaine étroite de montagnes et de volcans) des Andes et la cordillère de la Costa. L’auteur déploie pour nous une gamme étendue de faune et de flore : le guanaco, la vigogne, les flamants roses, les condors… les araucarias, les hêtres, les conifères…..

 

L’arrière-plan est cette histoire de viticulture ratée au Jura suite à l’attaque d’un insecte rongeur de vignes (le phylloxera). Le père Lonsonnier est en effet un ancien viticole. Ayant tout perdu, il décide de s’exiler à bord d’un bateau en Californie afin d’avoir une vie irréelle. Le hasard le conduit au Chili où il s’installe et fonde une famille de trois garçons. Lazare, le fils ainé, décide d’aller se battre pour la France durant la Première Guerre mondiale. Thérèse, épouse de Lazare et ornithologue, rassemble vingt-cinq espèces d’oiseaux dans sa volière qui devient son refuge. Le thème du voyage est à nouveau présent avec le départ des générations suivantes pour aller se battre pour la France ainsi qu’une variation sur la passion de l’aviation chez Margot, la petite fille, qui devient pilote et fabrique son propre oiseau métallique (l’avion).

 

Le roman est un tressage foisonnant entre réalisme et fiction : un lieu véritable ancre le récit dans le réel mais avec le soldat allemand, ami de Lazare, revenant de la mort et qui apporte une touche de mystère à cette œuvre, la fiction s’installe. Qui est Aukan et que va-t-il ajouter au roman ? Qui est Michel René ? Quel rôle va jouer dans l’histoire ce personnage qui restera inconnu jusqu'à l’excipit du roman ? Et quel est ce dilemme qui sera transmis en héritage de génération en génération ?

 

Je vous laisse le plaisir de le découvrir vous-même.

Un voyage à ne pas rater !

                                                                        Liliane Mchantaf

Étudiante en Licence 2

Département de Littérature et Langue Françaises

                                                                        Université Libanaise, section 2, Fanar


AMADOU AMAL Djaïli 

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020 (163 pages)

 

La patience est-elle un vice ?

Née entre les mains de la société peule, Djaili Amadou Amal s’insurge contre cette société en y dénonçant la condition féminine. L’écrivaine camerounaise, mariée à 17 ans, retrace sa propre vie à travers son roman Les impatientes, paru aux Éditions Emmanuelle Collas.  En fait, ce texte est sorti en 2017 sous le titre de Munyal, Les Larmes de la Patience et a remporté en 2019 le Prix Orange du livre en Afrique.

Ce roman polyphonique met en évidence les histoires de trois femmes : Ramla, Hindou et Safira, qui essayent de s’évader de leur destin. Celles-ci sont liées par des liens de parenté, Ramla et Hindou sont demi-sœurs et Ramla et Safira sont coépouses. Cependant, le lecteur ne peut pas commencer sa lecture par la deuxième ou la troisième histoire parce que la première est comme une sorte d’introduction aux deux autres.

Les impatientes est une œuvre qui est composée de trois histoires liées. L’écrivaine aborde dans ces histoires plusieurs thèmes comme la culture peule, la condition de la femme, la patience, etc. Bien que des sujets comme la discrimination faite aux femmes, la violence conjugale, le viol, le mariage forcé et la polygamie soient abordés par plusieurs écrivains, le choix de Djaili Amadou Amal reste judicieux, car dans une société où l’injustice règne, dénoncer ce genre de malheurs doit être récurrent pour être efficace.

Le mot « Munyal » (qui signifie patience) revient en force plusieurs fois dans le roman, comme un rappel à ces femmes qu’il faut – à la différence de ce qui est exprimé dans le titre – être patiente. C’est ainsi que tout au long du roman ces impatientes, emprisonnées par la religion et la loi, sont contraintes à souffrir, accepter et être victimes de la tradition polygame au Sahel. Arriveront-elles à briser les tabous, à s’affranchir et à montrer qu’elles sont excédées par toutes ces injustices qu’elles subissent ?

Quant au style de l’auteur, il est bien clair et précis. L’utilisation du discours direct et des expressions en langue peule amènent le lecteur à un état de compassion vis-à-vis des héroïnes : ainsi, des sentiments de tristesse, de colère et de révolte l’envahissent tout au long de la lecture. Les évènements sont racontés de manière captivante, si bien qu’on n’a pas envie d’interrompre la lecture avant de connaitre la fin, le suspense étant bel et bien au rendez-vous !

Ce roman est à ne pas rater ! Il nous apprend beaucoup au sujet de la religion musulmane et de la culture peule. Le féminisme de l’auteur est mis en valeur par le message suivant qu’elle veut transmettre au lecteur en général, et aux lectrices en particulier : « Tant que les femmes n’auront pas compris qu’elles doivent se serrer les coudes pour trouver des solutions et briser les tabous de cette société, rien n’avancera et cette violence se transmettra de génération en génération ».

Roman sensationnel, écriture exceptionnelle pour une cause existentielle, ce livre est un must pour toute personne qui lutte dans la vie.

                                                Madonna Obeid

                                                                        Licence 2

Département de Langue et Littérature Françaises

FLHS, section 2

Université Libanaise


AMADOU AMAL Djaïli 

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020 (163 pages)

 

Les impatientes ou le mal-être

 Dans Les impatientes, Djaïli Amadou Amal relate trois histoires parallèles de femmes qui souffrent des contraintes imposées par les us et coutumes ainsi que de l'autoritarisme de leurs parents et de leur famille en général. Parmi ces femmes, il y a celles qui ont des rêves qu'elles veulent réaliser mais qui peinent à le faire.

   Tout d'abord, nous avons l'exemple de Ramla, qui a dix-sept ans, veut devenir une pharmacienne et surtout se marier avec l'homme qu'elle aime mais sa mère, qui ne croit plus en l'amour, lui rétorque que la fille doit accepter le mari que son père lui choisit sous le poids des coutumes. Elle ne cesse de lui répéter que la fille doit se soumettre au pouvoir de son père sans manifester la moindre opposition. C’est ainsi qu’elle se retrouve mariée malgré elle avec un homme, « Alhadji », qui a 50 ans, devenant ainsi sa seconde femme.

Le même destin est préparé pour sa sœur Hindou, qui s'est mariée avec son cousin Moubarak, un homme violent, alcoolique et drogué.

Enfin, Safira, la première femme d’Alhadji, à son tour, dépose son témoignage. Elle a considéré le mariage d’Alhadji avec Ramla comme une sorte d'infidélité et éprouve de fait une haine implacable à l'égard de Ramla. À nos yeux, l'exemple de Safira dévoile les inconvénients de la polygamie. 

Le roman retrace la violence contre les femmes et les abus de l’autorité patriarcale : la société veut que la femme soit docile et fasse preuve de soumission totale. Cette situation est loin d’être acceptable. Les filles doivent être assez courageuses pour choisir leur propre voie.

Si ce roman est intéressant, c'est justement parce qu'il dévoile la condition de la femme dans la société orientale : elle est la victime des us et coutumes qui la figent dans un moule sclérosé. Elle est souvent vouée à un mariage précoce et mal arrangé, à une union désassortie. Elle doit toujours se soumettre à l'homme: à l'autorité du père succède celle du mari, unique détenteur du pouvoir financier.

 Le roman tire la sonnette d'alarme sur la nécessité de laisser à la femme la liberté de se forger son destin singulier et de choisir le mari convenable. Le titre Les impatientes sert à répercuter et amplifier le cri désespéré de ces victimes féminines qui déploient un maximum d’efforts pour récupérer leurs droits et jouir de leur bonheur dans une société où la femme est traitée comme un citoyen de seconde zone.  

 

Sara Nader Saad

Université de Ain-Shams

Faculté de Langues (Al-Alsun), Département de Français

 Herve Le Tellier

L’Anomalie

Éditions Gallimard, 2020 (327 pages)

Qui serai-je si…

Président de l’OULIPCO depuis 2019, Hervé Le Tellier nous invite à remettre en question notre vie. Linguiste et humoriste, éditeur et mathématicien, H. Le Tellier puise dans ses passions et intérêts divers afin de créer une œuvre suffisamment riche et complexe. Abordant une grande variété de thèmes, L’Anomalie est en soi une œuvre hors du commun du fait qu’elle se situe au carrefour de plusieurs genres littéraires. Et c’est en imbriquant, avec une grande virtuosité, ces genres et thèmes que l’auteur réussit parfaitement  à se distinguer par son génie exceptionnel.

L’intrigue de ce roman se déroule en juin 2021, lorsqu’un avion d’Air France effectuant un Paris-New York, parvient à traverser une tornade folle et inattendue et se voit ordonner d’atterrir sur une base militaire au lieu de l’atterrissage prévu à l’aéroport Kennedy. Les passagers de l’avion sont peut-être des espions, des criminels, des imposteurs, mais le problème se révèle bien plus angoissant. En effet, le même avion qui semble avoir transporté les mêmes voyageurs a atterri à l’aéroport Kennedy trois mois plus tôt. Le même évènement se serait-il déroulé deux fois ? Afin de trouver des réponses, les scientifiques les plus brillants s’unissent aux forces de sécurité nationale pour dissiper le mystère de cette absurdité. Seraient-ils des clones, des extraterrestres ? Seraient-ils des êtres démoniaques ou simplement créés par Dieu ? Le voyage dans le temps serait-il possible ? Une panoplie de questions préoccupe désormais les membres du FBI qui se trouvent dans l’obligation d’assurer un logement où seront rassemblés tous les passagers du vol de juin. Ne comprenant rien à cette procédure, les voyageurs se croient ancrés dans une temporalité autre : mars au lieu de juin. La même situation, mais inversée, est vécue par les voyageurs du mois de mars dont la vie a continué normalement – mais pas pour longtemps parce qu’ils ignorent le sort qui les attend.

Amour et meurtre, persévérance et suicide, succès et méfiance, maladie et espoir, guerre et abus sexuel, racisme et vengeance, homophobie et célébrité, science et politique, sont les passions et déboires que subissent respectivement les personnages Blake, Miesel, Lucie, David, Sofia, Joanna, Slimboy et Adrian. La plupart ont été bouleversés par le vol du mois de mars, croyant que leur heure a sonné. Ils ne savent pas qu’ils auront à affronter leurs doubles ! Car la troisième partie du livre est bel et bien consacrée à la rencontre des doubles. Les passagers du second vol feront face à leurs destins lors de la rencontre avec les passagers du premier vol. Ils auront l’occasion d’anticiper le résultat de leurs actions. Dans ce roman, Le Tellier nous offre la lecture de ce que l’être humain pourrait ressentir s’il rencontrait sa version de trois mois plus tard. Il est peut-être vrai qu’une période de trois mois n’est pas assez déterminante pour la transformation de l’être humain, mais elle est sûrement révélatrice d’une évolution remarquable de la personne. Un tel questionnement nous éveille à la réalité de la condition humaine ainsi qu’à l’importance de nos décisions et actes. Pour l’auteur, cette énigme est bien l’occasion d’une réflexion ontologique qui pousse le lecteur à remettre en cause ses préjugés et à repenser son existence à partir des conséquences qui lui sont données à voir grâce à cette anomalie chronologique. 

En associant le psychologique au fantastique, le drame à l’enquête, l’écrivain semble responsabiliser ses personnages et leur infliger les remords de la vie d’aujourd’hui, en exposant dans la fiction le destin de chacun. Depuis le titre L’Anomalie, le lecteur semble confronté à des évènements hétéroclites qui lui garantissent – non sans surprise – une lecture absolument délectable ! S’achevant sur un calligramme qui n’est pas sans rappeler les surréalistes, ce roman complexe semble basculer, comme l’avion, dans le vide. Somme toute, le discours qui s’y construit en filigrane semble solliciter une adhésion à la responsabilité de l’homme moderne.

 

Clara Moussallem

Licence 2
Département de Langue et Littérature Françaises
FLSH, section 2
Université Libanaise

 

 Mohammed Aissaoui

Les funambules

Éditions Gallimard, 2020 (224 pages)

 

 

Tous funambules sur le fil de la vie

 

« N'es-tu pas un funambule aussi ? Ne tentes-tu pas de rester droit sur un fil ? N'as-tu pas peur de tomber ? »

 Composé par Mohammed Aïssaoui et publié par Gallimard, Les Funambules est un roman de 215 pages réparties en 50 chapitres. Dans ces pages, le narrateur, étant le personnage principal, raconte sa vie, d'une enfance miséreuse mais heureuse à une réflexion conclusive sur son existence.

 Le titre de l'œuvre est un nom qui désigne tous les personnages présents dans ce récit. Un Funambule est une personne qui donne un spectacle en marchant, roulant ou dansant sur une corde raide tendue au-dessus du sol et parfois à de très grandes hauteurs. Le funambule principal de cette histoire pratique le métier de biographe pour anonymes ; il est persuadé que "chaque vie est exceptionnelle et mérite d'être contée, avec sa part de lumière, ses zones d'ombres et ses fêlures". Ses fêlures à lui sont de diverses origines : un père absent durant la totalité de sa vie, une mère avec laquelle la communication se révèle difficile à cause de la différence de langue, "Nadia" une femme qu'il n'a pas su aimer comme il l'aurait fallu… Il essaie alors de ne pas perdre son équilibre entre le "là-bas" de son village d'origine et le "ici" de sa nouvelle vie en France, où il a émigré avec sa mère à l'âge de neuf ans.

 Les personnes qu'il rencontre sont des bénévoles et des êtres démunis qui tentent de marcher sur une corde tendue, la vie. Eux aussi sont des funambules.

 Le lecteur revisite dans ce roman des thèmes classiques : la pauvreté, l'amour, la misère, l'enfance dure, la honte, la mort, le travail, le bénévolat…

Dans son œuvre, Mohammed Aïssaoui ramène la chaleur et l'espoir au cœur des lecteurs, il rappelle que la pauvreté n'est pas un tabou, qu'on peut aider les gens en écrivant leurs histoires, que chaque personne vivante laisse une trace même dérisoire, qu'on peut mourir de détresse morale autant que de maux physiques, que courir après le passé revient à poursuivre des chimères.

 L'auteur offre une œuvre riche en idées et lexique. Les mots qu'il choisit ainsi que les structures des phrases sont facilement compréhensibles. En outre, l'auteur offre aussi dans ce livre une abondance de détails de toutes sortes sur des lieux et des personnes réelles.

 La lecture de ce livre rappelle qu'une histoire ne se construit jamais avec un seul protagoniste, et que finalement, le monde a besoin d'un peu plus de gentillesse et d'entraide.

 

Fatima Kanaan

Licence 2

Département de Littérature et Langue Françaises 

FLSH, section 2 

Université Libanaise 

 

 LE TELLIER Hervé

L’anomalie

Éditions Gallimard, 327 pages.

Une anticipation inédite

Tout est conçu comme dans un film de catastrophe américain : la présentation des personnages, très différents les uns des autres, avec les détails qui accrochent et initient chez le lecteur la curiosité d'en savoir plus. Alors se posent de multiples questions, toutes inévitables : quel est le point commun qui rassemble ces personnages au cœur de cette fiction ? Un simple orage, fut-il d'une violence inouïe, au cours d'un vol Paris-New York en mars 2021 ? Et pourquoi se font-ils accueillir les uns après les autres par différentes autorités gouvernementales ? Autant de questions dont je ne pourrais dévoiler la réponse ici !

Mais, sans cela, comment parler de ce roman étonnant, à mi-chemin entre science et philosophie, avec des questions fondamentales, des mises en abîme et des impasses logiques qui rendent nos cerveaux aussi désorientés que ce Boeing malmené ? Tant pis, je me tais. Car trop en parler serait en divulguer le sel et constituerait un véritable gâchis !

Par contre, je voudrais, sans arrière-pensée et avec enthousiasme, louer la qualité de la narration, la richesse du langage et la maîtrise des différents niveaux de discours.

J'ai réellement « kiffé » cette prolepse proche, car même la COVID y est abordée ! A-t-il fallu des corrections ultimes pour l'inclure ou le livre a-t-il été écrit pendant le confinement étouffant qui a bouleversé le monde entier il y a quelques mois ? J'ai toujours aimé les histoires qui suscitent des réflexions anticipatoires passionnantes.

L’Anomalie d'Hervé Le Tellier, candidat au Goncourt, est un roman d’une extrême drôlerie et plein de suspense par ces temps d’apocalypse.

Dans certains livres que l'on lit, il y a des phrases qui demeurent, très longtemps, gravées dans notre mémoire de lecteur. En voici deux qui y resteront !

« Je n'ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n'avais pas existé, ni vers quels rivages je l'aurais déplacé si j'avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparition altérera son mouvement. »

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension. »

Ce livre représente la fiction dans son état le plus pur ! À lire et relire absolument !

Mohamed Yagoub Hanafi

Université de Khartoum

Département de Français – 5ème année

MARTIN Jean-Pierre

Mes fous

Éditions L’Olivier, 154 pages.

Journal d’un schizophrène désespéré

Sandor Novick est un schizophrène qui vit parmi ses proches et ses amis qui sont plus ou moins des malades mentaux comme lui. Sa fille, Constance, est particulièrement nerveuse, si bien que le fait de vivre avec elle devient impossible. Tout au long du déroulement de l'histoire, on suit la vie quotidienne de ces personnes et les difficultés qu'ils rencontrent à vivre ensemble. Ils se battent pour ne pas basculer dans la folie et la dépression et finir par se suicider comme d'autres l'ont fait, notamment le père de Sandor.

L'auteur essaie de brosser une description vive et réaliste de la vie d'un groupe de personnes classées dans la catégorie « fous ». L’essai est louable mais selon moi, c'est un échec. Sa façon de présenter ces personnages est souvent superficielle et trop peu détaillée pour être crédible. De nombreuses opportunités auraient permis d’accentuer les points les plus importants et intéressants chez certains personnages mais malheureusement l'auteur a préféré analyser davantage les livres que Sandor aime lire ou le type de musique qu'il apprécie d’écouter. C'est une chance manquée parce que le livre ne fait que 150 pages environ, ce qui n’est pas assez pour explorer tous les aspects des personnages. J'ai fini par prendre mes distances vis-à-vis du protagoniste et des autres personnages, spécialement pendant les moments où ils souffraient le plus.

*Attention ! Révélations cruciales à l’intrigue*

Vers la fin de la deuxième partie du roman, Rachel, une amie de Sandor, se fait presque attaquer au couteau. À ce moment-là, elle essaie d'appeler Sandor mais celui-ci était sorti et n'avait pas son téléphone avec lui. Elle appelle alors son psychanalyste qui s’empresse de venir à son aide. La situation est aussitôt réglée et une relation lie alors les deux personnages (Rachel et son psychanalyste). Sandor en est dévasté : il bascule dans la dépression et la misanthropie, non seulement parce qu’il n'était pas là au bon moment mais aussi parce qu'il avait des sentiments pour Rachel. L'auteur a voulu que les lecteurs sympathisent avec Sandor et ressentent de la pitié pour lui – ce qui n’était pas mon cas.

*Fin de révélations*

Pour conclure, je m'attendais à une histoire qui me ferait comprendre et imaginer davantage la vie d'un malade mental. Mais je suis déçu et je ne recommanderai pas ce livre. Peut-être que les livres que Sandor mentionne dans l’histoire sont plus intéressants...

Musab Masri

Université de Khartoum

Département de Français – 4ème année


Maël Renouard

L’Historiographe du royaume

Éditions Grasset

Septembre 2020

336 pages

Un roman, une culture…

      Le traducteur d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche et du Chemin de la vie de Léon Tolstoï, l’écrivain et le philosophe normalien Maël Renouard nous offre au début de la rentrée littéraire 2020, un métissage entre la littérature classique et la littérature contemporaine, dans son œuvre L’Historiographe du royaume, parue aux Éditions Grasset. Il nous transporte entre les pages, les chapitres et les quatre parties principales dans un long voyage tumultueux, entre le Maroc, la France et la Perse, guidé par un narrateur exceptionnel. En effet, le roman s’ouvre sur une ambiance collégiale, faisant écho à l’incipit de La gloire de mon père de Marcel Pagnol, et se termine vers les années 70 au commencement de la répression des opposants politiques au Maroc. Dans ce cadre historique oriental, l’auteur dresse le portrait d’un diplomate cultivé qui s’avère être aussi bon orateur, conteur et acteur. Celui-ci a accompagné le prince dès son parcours au Collège Royal. Ainsi, sous le règne d’Hassan II, petit-fils de Moulay Ismaël, monarque absolu du Maroc, notre cher narrateur est nommé « historiographe du royaume ».

      Cet historiographe n’est pas un simple personnage de roman historique. C’est un homme attaché aussi bien au patrimoine marocain qu’au patrimoine français. Il est même le médiateur entre ces deux cultures. Il est ce pont qui les unit et fortifie leurs liens. Aussi met-il en valeur l’Histoire commune qui lie ces deux pays. C’est un grand amateur de littérature classique et de jeux d’échecs. Écrivain, poète et dramaturge, c’est aussi un chercheur qui entame une étude comparative entre Louis XIV et Moulay Ismaël. C’est également l’alter ego de Shéhérazade, un spécialiste des récits enchâssés. Enfin, c’est aussi un homme fidèle à son roi et surtout, c’est un homme amoureux.

      Cette œuvre n’est donc pas un simple roman historique. En effet, elle est marquée par une grande richesse littéraire fondée sur une antithèse thématique entre l’exil et la fuite. Cette contradiction met en relief le rôle de l’historiographe, personnage déchiré entre son véritable métier et sa carrière d’écrivain et de traducteur. De ce fait, le lecteur est pris dans le risque d’une confusion entre un narrateur et un auteur qui se ressemblent tellement que la fusion entre le « je » du narrateur et le « je » de l’auteur semble une évidence.

L’intertextualité et l’adoption du grand style sont les points forts de ce roman. En effet, à partir d’un style faisant écho à plusieurs œuvres classiques de la littérature française, le lecteur se voit transporté dans un cadre tantôt oriental, tantôt merveilleux, mêlé à la fiction et à la réalité, à l’Histoire et aux légendes. D’une plume extraordinaire, l’auteur nous offre des récits orientaux à la manière de Shéhérazade, des récits fantastiques à la manière de Maupassant et des coups de théâtre à la façon de Dumas. De plus, l’art de la rhétorique est bel et bien dominant dans l’œuvre, à travers la répercussion des phrases à cadence majeure et l’emploi de l’imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif. L’auteur fait alors ressortir dans son œuvre sa propre richesse linguistique, stylistique, culturelle et littéraire, acquise de par sa propre carrière, sa philosophie, ses lectures et ses recherches.

      En somme, ce livre est un véritable chef d’œuvre qui, par le style et la narration, rend hommage à deux cultures différentes partageant des liens historiques, culturels, littéraires et philosophiques. La fiction mêlée à la réalité augmente le plaisir de la lecture. La fin du roman reste toutefois obscure, mais tout comme les contes orientaux, l’auteur tente de clore son œuvre par une fin heureuse. Cependant, à travers l’épilogue il dévoile une réalité amère derrière cette fiction. Le lecteur se pose alors d’autres questions : qu’est-il arrivé à cet historiographe ? Quel sort lui a été véritablement réservé ? De sa plume magique, Maël Renouard nous berce à travers la métaphore filée de l’échiquier faisant écho au destin de l’être humain. Tout en tournant les pages, le lecteur ne peut s’empêcher de s’imprégner de la culture qui lui est offerte. Il est impressionné par cette richesse d’idées, de mots et d’informations. Ainsi, sur l’échiquier de la littérature, se joue le destin de cette œuvre exceptionnelle qui mérite d’être lue et relue.

Nathalie Ghaouche, M2

Département de Langue et Littérature Françaises

Faculté des Lettres et Sciences Humaines-II

Université Libanaise

Jean-Pierre Martin 

Mes fous

Éditions de l’Olivier, 2020 (160 pages) 

 

Une « Constance » ou un, deux, trois … fou(s) ?

Paru fin août 2020 aux Éditions de l’Olivier, Mes fous est un roman fictif relativement court (160 pages). Composé par Jean-Pierre Martin, il nous invite à côtoyer le narrateur, Sandor Novick, coincé dans un monde de fous ! Coincé n’est peut-être pas le mot, il faudrait dire prisonnier, délibérément prisonnier. Il est vrai qu’à chaque fois que Sandor met les pieds dehors, un fou, deux fous, trois fous s’accrochent à sa personne et lui emboîtent le pas, l’esprit, la vie, d’où le pluriel dans le titre Mes fous. Effectivement, c’est une pluralité de corps errants qui cherchent [et trouvent] dans le narrateur une oreille attentive et une épaule pour pleurer. Or, cela affecte tellement notre héros qu’il ne peut que sombrer dans un gouffre profond : celui de la dépression. Alors pourquoi accepte-t-il ce tiraillement vers le bas ? Eh bien, la réponse est simple : c’est que parmi tous ces fous se trouve le fou principal : Constance, sa propre fille.

Ainsi, oscillant entre Constance sa fille et sa propre constance mentale, Sandor se trouve au bord du précipice. Optera-t-il pour la constance qui lui permettra de vivre normalement ou pour sa Constance qui le poussera à vivre hors du cadre de la normalité ? N’est-il pas lui-même devenu un peu « accro » à ces fous, à tel point qu’ils sont devenus ses propres fous ?

Le jeu sur les prénoms est d’ailleurs très révélateur. D’une part, Sandor, homophone de s’endort, sous-entend une certaine immobilité et passivité ; il est vrai que ce personnage est l’incarnation du Moi, en proie au désespoir et qui se laisse facilement influencer par les instances extérieures. D’autre part, il y a Constance dont le nom constitue un véritable oxymore puisque cette fille n’a rien de constant.

Ce qu’il y a de particulier dans ce roman, c’est que ce vacillement est représenté linguistiquement sur le plan stylistique par une alternance de phrases grammaticales et agrammaticales qui sont le reflet des deux états ambivalents. Le rythme relativement lent nous permet de partager l’ennui du personnage principal. Jumelé avec les discours rapportés au style direct, il facilite l’identification à Sandor et provoque une sorte de fusion lecteur / narrateur. Ceci nous pousse à réfléchir à toutes ces personnes que nous rencontrons quotidiennement : ne sont-elles pas toutes un peu folles? Nous-mêmes d’ailleurs ne le sommes-nous pas un peu, au fond ? 

Enfin réveillé de son sommeil profond, Sandor se réfugie dans la littérature. Il consacre ses journées à l’écriture, véritable échappatoire qui fait écho à l’auteur lui-même étant donné que ce dernier, après une vie vagabonde qui a duré presque quarante ans, trouve refuge, lui aussi, dans la littérature.

Ce qui fait la particularité de ce roman, c’est que l’histoire qu’il relate est à la fois proche de notre réalité et éloignée. Elle nous pousse à remettre en question certaines de nos croyances et nous apprend comment vivre avec un fou à la maison ou en société, ce qui fait de ce livre un roman psychologico-social par excellence !

Mais prenez garde, chers lecteurs, en lisant ce livre, à ne pas sombrer à votre tour dans la folie ! Apportez un café, asseyez-vous dans un fauteuil bien douillet et rappelez-vous que la vie est belle, malgré ses hauts et ses bas !

Bouclez vos valises et en avant pour une nouvelle aventure. Bon voyage !

 

Reem Khalil

Master 2 en Linguistique générale

Département de Langue et de Littérature Françaises

                                                            FSLH, le Doyenné 


Mohammed Aissaoui,

Les Funambules

Éditions Gallimard, 224 pages

Panser les maux par les mots

Les funambules, c’est nous. Et le fil, c’est la vie. Nous perdons souvent l’équilibre en marchant tout droit et risquons de basculer. Quelquefois, nous arrivons à nous relever, d’autres fois non. Les Funambules de Mohammed Aïssaoui sont des personnes à qui la vie a tourné le dos et qui vivent dans la misère. Parmi eux, le narrateur du roman, Kateb, personnage principal et biographe pour anonymes.

Kateb a connu une enfance pauvre dont les souvenirs reviennent souvent. Il a été obligé en effet de quitter son pays natal à l’âge de neuf ans avec sa mère, une « analphabète bilingue ». 

À la demande d’un neuropsychiatre Jean-Patrick Spak, il s’engage auprès de gens qui fréquentent les associations d’entraide. Il rencontre ainsi des personnes exclues ainsi que des êtres dévoués et enthousiastes qui travaillent dans le bénévolat. Mais retrouvera-t-il parmi ces bénévoles Nadia, son amour de jeunesse ?

La recherche de son amour ainsi que son métier lui ouvriront les portes d’un voyage à nul autre pareil. Le roman nous offre de fait l’occasion de nous immerger dans toute cette ambiance sociale et de découvrir, à travers le métier du narrateur, les histoires des exclus car, comme le dit le narrateur : « Je ne peux m’empêcher de trouver toute existence extraordinaire. »

Grâce à sa plume remarquable, à sa délicatesse et sa subtilité, Mohammed Aïssaoui réussit à prouver que chacun a son histoire et que la vie de chaque individu compte. Il faut seulement savoir écouter ce que les autres ont à nous dire. « Il y a l’oreille absolue et il y a l’écoute absolue. », nous apprend-il. Peut-être qu’en écoutant autrui, on trouvera le remède pour nos maux. Serait-ce le cas du narrateur qui est toujours présent pour prêter une écoute attentive aux autres ?

Aïssaoui souligne à plusieurs reprises l’importance des mots : « Ce n’est pas tant le malheur et la misère qui ont failli le tuer, mais le silence », ou encore « J’écris pour ceux qui ne trouvent pas les mots. Ceux qui pensent utile de narrer leur histoire afin qu’un membre de leur famille éclatée puisse la découvrir un jour. À chaque fois, j’ai l’impression de rédiger des messages dans des bouteilles jetées à la mer, je sais que ceux à qui s’adressent ces livres les ouvrent à peine, quand ils ne les oublient pas dans un carton. À force, j’ai compris, on écrit pour soi. »

 

Finalement, ce livre incontournable est un hommage aux gens qui travaillent dans le secteur bénévole sans lesquels la vie aurait été un désastre. Il est également un hommage pour la littérature tout entière qui dispose du pouvoir de rétablir les hommes de leurs malaises, de réparer. En s’exprimant, on se libère. En écrivant, on devient immortel.

 

 

 Chloé El-Hayek

Université Saint-Joseph, Saïda

Mes fous

Jean-Pierre MARTIN

Éditions de L’Olivier - 160 pages

 

 

Hommage aux « corps errants »

 

Paru le 27 août 2019 aux Éditions de l’Olivier, le roman intitulé Mes fous est l’œuvre la plus récente de Jean-Pierre Martin, auteur dont la vie était quelque peu considérée comme marginale mais ponctuée de nombreux voyages et découvertes, surtout en Amérique et en Asie.

 

Avec son nouveau livre, Jean-Pierre Martin va traiter le thème de la folie dans sa forme la plus pure ou encore la plus complexe, mais surtout la plus authentique. Ce thème est traité d’une façon tendre comme le montre dès le début l’adjectif possessif du titre où l’auteur tente de nous livrer, avec empathie et bienveillance, et avec une figure paternelle en surplomb, une image plus profonde et plus humaine de la folie. Effectivement, dans ce roman, Sandor Novick, le narrateur et personnage principal va jusqu’à préciser qu’il préfère dire « corps errant » au lieu de « fou ». En réalité, ne sommes-nous pas tous en quelque sorte des « corps errants » fragiles cherchant un refuge dans ce monde beaucoup trop grand afin de se sentir « mieux » et en sécurité ? C’est ainsi que ce roman délivre une belle leçon de vie et d’humilité en nous montrant que nous ne différons que très peu de ces gens que nous considérons comme fous.

 

Dans ce roman, tout comme dans la vie, le narrateur, Sandor, attire des « fous » à chaque coin de rue, à chaque pas et à n’importe quel moment de la journée. Selon lui, les corps errants sont innombrables et on peut les croiser partout, notamment dans les villes, les métros et les gares, qui constituent leurs endroits de prédilection. Cependant, la famille de Sandor elle-même est victime d’une tragédie qui va fracturer la famille puisque trois des quatre enfants de Sandor sont au bord du gouffre, sur le point de « passer de l’autre côté » et de devenir fous, particulièrement sa fille Constance, âgée de 18 ans et « noyée » dans une schizophrénie sévère. De plus, l’extrême empathie de Sandor envers les fous le pousse souvent à s’oublier lui-même et à se diminuer physiquement et mentalement comme le montre la synecdoque suivante employée dans le roman : « Parfois je ne suis plus qu’une oreille ».

 

Tout au long du roman, le style de l’auteur est simple mais percutant, le choix des mots est judicieux et convient pour traiter le thème de la folie avec justesse et élégance. Il n’hésite pas à utiliser le discours direct afin de mettre en valeur l’histoire de chaque « corps errant ». De plus, tout au long du roman nous avons accès aux pensées internes du narrateur et en raison de l’emploi fréquent du « je », le lecteur parvient à s’identifier au narrateur et à ressentir de l’empathie envers lui ainsi qu’envers tous les autres personnages.

 

En outre, ce qui est bouleversant dans ce roman, c’est que le narrateur va même jusqu’à critiquer les gens  normaux ou plutôt considérés comme normaux en les accusant d’être « blindés de normalité » et donc manquant d’empathie envers les « fous » qui n’ont qu’un seul besoin simple mais vital: le besoin d’être reconnu par les autres. Ce roman nous montre ainsi que les « corps errants » nous ressemblent beaucoup, plus que nous le pensons. En d’autres termes, comme nous, ils souffrent, comme nous, ils sont des êtres éphémères consacrant toute leur vie à la recherche d’un bonheur peut-être illusoire et comme nous, ils finiront par disparaître dans l’indifférence généralisée régnant dans cet univers. Ces corps errants portent fermement, tels des Atlas modernes, toutes nos misères, nos angoisses, nos peurs, nos incertitudes, nos chagrins, nos maltraitances et nos apathies, essayant presque de sauver ainsi l’humanité ou ce qui en reste...

 

Pour conclure, la lecture de ce roman est vivement recommandée pour diverses raisons. D'abord, l’auteur place l'homme au centre de ce roman et traite magistralement le thème de la condition humaine. En effet, en imposant la solitude et l'indifférence, le monde contemporain laisse l’homme affaibli et livré à un destin incertain et à sa solitude. Ensuite, ce roman nous montre comment l'homme, se retrouvant seul, risque à tout moment de devenir fou. Enfin, cette œuvre nous révèle une autre facette plus tendre et plus empathique de la folie, phénomène que l'on perçoit généralement comme étant négatif : il nous explique que ce n'est pas la faute des « corps errants » s'il sont devenus fous puisqu’ils sont eux-mêmes des victimes de ce monde moderne injuste où les gens n'accordent pas assez d'importance à leurs alter egos, qui peuvent alors devenir des fous dont les cris parfois déchirent la nuit sans que personne ne daigne les entendre et venir à leur secours car : « le Fou c'est d'abord celui qui est sans interlocuteur ».

Georges Rouhana

Licence 2

Département de Langue et Littérature françaises

Faculté des Lettres et des Sciences humaines 2

Université Libanaise

 

 Hervé Le Tellier

L’anomalie

Éditions Gallimard (336 pages)

 

L’humanité en simulation

 

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension. » C’est ainsi que Hervé Le Tellier débute le premier chapitre de son nouveau roman L’Anomalie. D’emblée, le mathématicien oulipien nous présente un avant-goût de cette aventure énigmatique et jubilatoire qu’est son roman.

          Nominé pour plusieurs prix littéraires, dont les incontournables Goncourt, Renaudot et Médicis, L’Anomalie envisage avec une virtuosité implacable notre futur immédiat à partir d’un événement insensé qui bouleverse la vie de centaines de passagers d’un vol Paris-New York.

           L’anomalie qui donne son titre au roman tient du prodige et de l’inexplicable : le vol 006 décolle de Paris le 10 mars 2021, très précisément à 16 heures, 26 minutes, 34 secondes. Il atterrit quelques heures plus tard à New-York. Trois mois plus tard, le 24 juin 2021, le même appareil, avec le même équipage et les mêmes passagers, demande à amorcer sa descente sur New-York. On le lui interdit, on le déroute vers une base militaire où voyageurs et membres d’équipage sont pris en charge par le FBI, la NSA et autres agences et organismes américains bien connus. Les passagers ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive : certes, ils ont essuyé une énorme tempête de grêle durant le vol, mais tout d’un coup, le temps est revenu à la normale. Le monde entier s’affole. Malgré le protocole 42, mis au point par deux brillants mathématiciens, pour justifier ce phénomène, l’invraisemblable se poursuit : les passagers de mars vont rencontrer leurs doubles de juin !

Voilà une aventure incroyable qui secoue le monde. Une telle base de fiction permet à Hervé Le Tellier de bâtir une histoire et des histoires. Cette duplication conduira donc à de vifs débats dans la société sur le plan religieux, scientifique, philosophique et politique.

 Toutefois le mystère demeure : l’un des personnages s’est suicidé mais son alter-ego est toujours vivant, une femme est aujourd’hui enceinte alors que son double ne l’est pas, un couple s’est séparé en mars mais en juin pas encore, deux petites filles qui sont la même petite fille vont enfin pouvoir parler entre elles d’un secret jamais révélé, un petit garçon se retrouve avec deux mêmes mamans.  Peut-on revenir sur ce qui a été fait ? Peut-on défaire et améliorer ce qui a été manqué ?

 

         Dans ce roman particulièrement bien écrit et construit comme un film catastrophe américain, on suit plusieurs personnages clés qui ont vécu un événement commun en appréciant  les incidences que cet événement aura sur leur vie. Le lecteur doit donc s’adapter en permanence aux changements de points de vue de ces 12 personnages, auxquels viennent s’ajouter des scientifiques, des chefs d’états et des dignitaires religieux. La construction périlleuse de l’œuvre littéraire est maîtrisée au point de n’être ni lassante ni déroutante tout en ménageant des allusions aux présidents Trump et Macron et à la pandémie du Coronavirus.

            Ce récit atypique n’empêche pas le lecteur de s’interroger sur l’humanité de tout un chacun, et sur le dialogue que chaque personne pourrait avoir avec son double. Porté par un scenario digne des plus grands films hollywoodiens, Le Tellier tisse un très beau roman où se mélangent suspens, intelligence artificielle, métaphysique, le tout bien secoué, et explosant joyeusement en pleine face.

Un livre qui ne nous lâche pas, qui nous hante et nous pousse à nous poser des questions.

Ce roman n’est pas un récit d’aventures. C’est une quête, une réflexion sur le monde.

 

Nour Obeid

Université Saint-Joseph de Beyrouth

 

 

 Mohammed AISSAOUI

Les funambules 

Éditions Gallimard, 220 p.

 

 

Un sentier incertain

Les funambules est l’histoire d’une vie bien plus riche que la vie quotidienne, car elle est pleine de vies qui sont au fur et à mesure racontées au cours du roman. Le protagoniste, malgré sa solitude, se soulage et se voit sauvé par l’écriture ; l’écriture des expériences vécues de gens dont la vie vaut la peine d’être rédigée et lue. Dans ce roman, un « Je » narrateur s’exprime ; un « Je » approximativement autobiographique qui refuse d’en rester au pacte autobiographique, dans la mesure où il en sort en racontant la vie des autres. Voilà donc une biographie des anonymes. Aissaoui raconte dans ce roman son premier amour, son mal-être identitaire en tant qu’immigrant, ses relations, ses perceptions, ses pensées, les difficultés de la vie de sa mère en tant qu’analphabète bilingue, etc. Engagé pour raconter la vie des gens fréquentant les associations d'aide, l’écrivain consigne la réalité et même l’amertume de la vie. Nous sommes alors face à l’écriture de soi et à l’écriture de l’autre. C’est ainsi que la question de l’humanité se pose de façon cruciale dans cette œuvre nourrie d’un humanisme fondé par la nécessité de prêter attention aux autres êtres humains et à leur existence. Les sentiments sont présents à chaque page du roman et avec un style fluide et captivant, l’ensemble du texte nous touche et nous retient.

Le roman ressemble ainsi à un album où l’écrivain dessine les portraits de différents personnages, leur expérience et leur vie ainsi que leur personnalité : Monique, Moussa, Leïla et le philosophe en sont des exemples. Il dévoile ainsi la complexité du monde et la délicatesse de la vie humaine. L’intitulé du livre est déjà éloquent : en effet, l’écrivain relate comment la vie est en même temps assurée et incertaine. Il montre selon quelle illusion nous nous croyons à l’abri alors que la vie est si aléatoire. Enfin, c’est à nous de savoir garder un bel équilibre, comme un funambule qui tenterait de se tenir debout malgré l’incertitude de la corde sur laquelle il marche.

 

Elaheh Shahabi

Département de Langue et Littérature françaises

Université de Téhéran, Iran

 

Miguel BONNEFOY

Héritage

Éditions Rivages, 2020, 206p.

Vigne et volière, racine et aile

« [...] le jour où le vieux Lonsonier avait traversé le premier l'Atlantique, il n'avait fait que poser la première pièce sur l'échiquier des migrations que devait poursuivre sa famille [...] ».

Fin XIXe siècle, tandis que les vignobles français sont déclarés phylloxérés suite à la progression d'un puceron ravageur de vigne importé d'Amérique, un vigneron décide d'abandonner toute une génération de viticulture française et de partir avec le seul pied de vigne sauvé, qu'il déracinera pour le replanter dans une terre qui lui ouvrira ses bras. En traversant l'Atlantique pour la Californie, la vie lui joue cependant un tour de magie noire et il tombe malade de la fièvre typhoïde, celle-là même qui avait tué ses parents. Débarqué au Chili, il renaît sous le nom de Lonsonier, résultant d’un malentendu avec un agent des douanes. Il part à Santiago et se marie avec une Française. Le couple aura trois fils dont Lazare, le premier personnage principal du livre. En apprenant la nouvelle du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il décide d'aller se battre pour la France avec ses deux frères et en revient avec un seul poumon, esseulé et tourmenté. Plus tard, partant en voyage, il rencontre Thérèse, passionnée d'oiseaux, et retourne avec elle à Santiago. Thérèse donne naissance à Margot qui, dès son enfance aime à la folie l'aviation. La vie continue mais voilà qu’arrive la nouvelle de la Seconde Guerre mondiale, conduisant Margot à répéter ce que son père avait dit et fait, il y a vingt-cinq ans. Tout comme son père, elle en revient ruinée. Le troisième personnage principal, Ilario Da, fils de Margot, est quant à lui un partisan du MIR[1] et est laminé à son tour sous les tortures atroces de la dictature de Pinochet.

Un siècle, deux pays, trois personnages principaux et d'autres encore, quatre générations, 12000 km de distance, deux guerres mondiales et une dictature, 206 pages : voilà la substance essentielle d’une narration très condensée, à la fois captivante et artistique. Miguel Bonnefoy, avec une plume poétique et touchante, amalgame la grande Histoire à un récit familial, le français à l'espagnol, le chagrin au plaisir, la mort à la naissance, le réel à l'imaginaire. Selon l'auteur lui-même, il a choisi le roman pour avoir droit à des infidélités envers la réalité, pour éviter de faire des archives et des biographies, et pour y injecter dès lors de la fiction, comme celui qui se saisit de l'argile de la réalité pour faire sa propre sculpture.

L'aspect réel du roman est basé sur des archives et sur des évènements vécus. En s'appuyant sur son histoire familiale, celle d'un arrière-arrière-grand-père qui avait fui le Phylloxéra, l'auteur a tiré de l'oubli l'histoire d'une migration française au Chili. Son objectif était de montrer que, dans un monde de crises migratoires, les Français, eux aussi, ont été des migrants autrefois et étaient bien contents de trouver un pays qui leur a ouvert les bras. À l'inverse, la France a abrité des réfugiés politiques latino-américains durant la dictature de Pinochet. Écrites selon le carnet d'un père qui avait été torturé dans la Villa Grimaldi puis exilé à Paris, les scènes de torture déchirantes attestent de cette réalité.

Le pied de vigne, symbole de la famille, prend souche à la naissance de Lazare[2] et passe avec un héritage de maux et de dilemmes à travers l'histoire des Lonsonier, de génération en génération. L’on assiste aux côtés du lecteur, aux allées et venues qui se font au-dessus ou sur l'Atlantique, dans l'air ou sur les mers, en avion ou en bateau, pour une terre que l'on n'a jamais vu et que l'on n'habitera jamais, pour une terre où l'on se sacrifie pour une rencontre avec l'absurde. La volière de Thérèse, qui est ornithologue, est habitée d'oiseaux exotiques. Ces derniers se voient porteurs d’une valeur métaphorique montrant que rien n'est négligeable dans ce roman, ce qui est aussi le cas pour les autres personnages : marginaux, mais marquants.

En héritant de la cartographie déjà présente dans la littérature française depuis le « Vol de nuit » de l’aviateur français au-dessus de la cordillère des Andes, Miguel Bonnefoy, auteur franco-vénézuélien né à Paris en 1986, fils d'une diplomate vénézuélienne et d'un écrivain chilien, rend hommage à cette tradition avec un style unique. En choisissant le français qui n’est pas sa langue maternelle pour servir l’encre de sa plume, et avec plusieurs Prix remportés à 33 ans déjà, Miguel Bonnefoy tient à ce qu'une nouvelle trajectoire plus féconde soit reconstituée pour impulser une nouvelle avancée et un nouveau monde. En toute humilité, il souligne que son troisième roman n'est pas un livre de plus, mais un livre de moins. Somme toute, un livre magnifique, à lire et à relire.

 

Rose ASADI

Département de Langue et Littérature françaises

Université de Téhéran, Iran

 



[1] Mouvement de la gauche révolutionnaire

[2] Son nom fait allusion à Lazare de Béthanie le ressuscité 

Maël RENOUARD

L’historiographe du royaume

Éditions Grasset, 2020, 336 p.

 

Dire l’Histoire pour tout dire

Imaginez une vie dans laquelle la grâce ou la disgrâce de l’un dépendrait d’avoir plu ou pas à l’autre ; c’est la vie d’Abderrahman Eljarib, le narrateur-personnage de L’historiographe du royaume. Abderrahman a eu l’opportunité d’être choisi, au Collège royal, comme camarade du prince marocain, Moulay El Hassan, et cette occasion a changé sa vie – non pas d’une manière positive mais plutôt par un surcroît de complexité, jusqu’à la fin. Dans ce roman, nous découvrons le rapport d’Abderrahman avec la souveraineté marocaine, qui connaît bien des hauts et des bas pour enfin arriver à un point d’équilibre, et le lecteur découvre aussi le prix à payer pour cet équilibre.

Paru à la rentrée littéraire 2020 aux Éditions Grasset, ce roman est une fiction historique. C’est le deuxième roman de Maël Renouard, philosophe, écrivain et traducteur français. Renouard s’inspire de l’espace temporel et événementiel du règne de Mohammed V et de son fils Hassan II pour créer son histoire dans les années 40, 60 et 70 au Maroc. La thématique principale de L’historiographe du royaume, c’est l’esclavage moderne, et plus précisément la perte de l’individualité et de l’amour-propre dans un système totalitaire. Abderrahman, le narrateur et le personnage principal de l’histoire, est un homme d’esprit. Du fait de ses études au Collège royal, il devient dès lors l’un des courtisans et proches des rois. Homme de lettres, intellectuel et engagé, il fait partie de ces gens prêts à tout pour la gloire et la splendeur de leur pays, dans le cadre défini par le système, tout en gardant un œil du côté du peuple. Pourtant, dans un système totalitaire, de tels hommes et femmes peuvent poser problème dans le sens de l’ébranlement du pouvoir. Ainsi, Abderrahman qui fait partie de la cour au règne de Mohammed V, connaîtra l’exil sous la forme d’une charge non réalisable, dès le début du règne d’Hassan II, son ancien camarade de collège. Ne sachant rien de la cause de cette disgrâce soudaine, il reste dans l’attente et l’espoir d’obtenir la grâce du roi, et vit dans la peur de vivre une autre éviction, méritée ou arbitraire. L’alternance grâce/disgrâce de la part du roi domine ainsi la vie sociopolitique et même privée d’Abderrahman. Il devient en effet un esclave moderne sans s’en être rendu compte ni en être conscient. Ce qu’il veut, c’est juste satisfaire le roi qu’il considère comme pièce maîtresse du système. Une métaphore récurrente dans le roman résume la situation : les hommes sont des pièces d’échiquiers et le Roi est le joueur. 

À travers l’histoire concise de la vie de ce personnage, Renouard développe dans son roman la notion d’esclavage moderne sous divers aspects, politique, social et même psychologique. Cette trame multidimensionnelle permet dès lors au lecteur de faire face au roman à travers plusieurs entrées. Dans l’Histoire de tous les pays du monde, nous trouvons des systèmes totalitaires, dans lesquels il y avait ou il y a toujours des Abderrahman, soit comme membre intégrant de ce système soit faisant partie du peuple ordinaire, un membre dont la vie a été dominée, assombrie ou détruite par un pouvoir tyrannique. Nous n’aurions pas tort si nous disions que Renouard, en ayant recours à l’ironie et en brossant un tableau du système à partir du dedans, porte une critique fine envers des systèmes totalitaires à travers son roman L’historiographe du royaume.

 

Shaghayegh Sharifzadeh

Département de Langue et Littérature françaises

Université de Téhéran  

Hervé Le Tellier

L’Anomalie

Éditions Gallimard, 336 pages

 

Atterrissage indescriptible

 

         L’Anomalie de Hervé Le Tellier est un chef-d’œuvre à mi-chemin entre science et philosophie, une plongée dans l’imagination de l’auteur, qui nous immerge au cœur d’un roman ahurissant, envoûtant et drôlement singulier, au style raffiné et subtil. Ayant reçu une formation de mathématicien, s’étant passionné plus tard pour l’Oulipo, Hervé Le Tellier tend à surprendre son lecteur tout en évoquant des thèmes absurdes et énigmatiques, comme nous pouvons le voir dans L’Anomalie. Ainsi, comme son nom l’indique, L’Anomalie réfère à un cas anormal, une divergence survenue lors du vol du 10 mars 2021 dont la compréhension et les conséquences demandent nécessairement l’intervention de mathématiciens, de scientifiques, de philosophes et de religieux pour des débats de haut niveau.

           L’auteur nous peint avec beaucoup de verve le mystère d’un avion de ligne français qui réapparaît trois mois après avoir atterri à l’aéroport de New York. Un ouvrage expérimental et ultralittéraire qui bouscule les frontières du réel et nous entraîne avec brio dans un monde imaginaire. Dans un premier temps, le Président des États-Unis exige que le NSA vérifie s’il n’y aurait pas eu le 10 mars 2021, près des côtes atlantiques, un navire russe ou chinois ayant fait une expérimentation de voyage et causé ces turbulences. Cependant, les conseillers scientifiques affirment que l’avion s’est posé deux fois, ce qui indique donc que l’avion et ses passagers ont été dupliqués. Dans ce roman, il s’agit donc d’une histoire aussi palpitante que vertigineuse, dans laquelle l’auteur brosse une galerie de portraits de personnages dont les vies sont secouées par cette duplication inexplicable. Une peinture admirable sous le rapport du talent, mais compliquée du point de vue de la compréhension. En effet, nous ne croyons pas que l’on n’ait jamais écrit sur l’homme, sur ce qu’il peut inspirer de mélancolie, de confusion, de désespoir, de remords, ni même, des romans plus beaux, plus profondément émouvants. L’Anomalie révèle une compréhension profonde de l’âme humaine. Nous y rencontrons un tueur à gages hanté par les conséquences de ses crimes, un chanteur brillant éprouvant du goût pour les hommes, une femme écartelée entre l’amour et le manque de confiance dans les hommes, un père pédophile transformant le besoin de tendresse de sa fille en désir sexuel, un écrivain talentueux mais écrasé toujours par le chagrin, ou encore une avocate audacieuse rattrapée par ses failles. En effet, la présence de ce grand nombre de personnages nous permet de nous demander ce qui les rassemble au cœur de cette fiction. En fait, tous ces personnages se trouvaient à bord de cet avion singulier.

Par ailleurs, l’auteur tisse un chemin narratif racontant les problèmes de la société, tout en abordant des thèmes dont on n’ose pas toujours parler, comme le conflit entre la religion et la science. En effet, nous remarquons que les points de vue sur ces deux modes de pensée sont toujours variables, notamment en fonction des époques, des générations et du progrès. Ainsi, les religieux sont stupéfiés par ce dédoublement, le dénoncent avec véhémence et se demandent qui a créé ces êtres neufs. Est-ce que ce sont des êtres virtuels ? Les conseillers scientifiques, quant à eux, leur demandent qui protège ces êtres contre tout acte criminel guidé par la mauvaise lecture des textes sacrés. Ainsi, les religieux leur affirment que Dieu aime les bienfaisants et nous commande de nous aimer les uns les autres, mais malheureusement ils n’arrivent pas à trouver une justification raisonnable à leur présence. De même, ce roman nous incite à respecter autrui, et à tendre l’oreille vers ce qui hurle au fond de nous, vers les idées qui nous animent. Par exemple, en Afrique, les homosexuels sont pénalisés par la loi et rejetés par la société, ce qui les oblige donc à voyager vers le Continent blanc pour avoir le droit de vivre librement et de respirer. De même, les Noirs sont humiliés et maltraités, par le seul fait de leur couleur de peau.

En outre, l’auteur dépeint la perversion sexuelle. Il évoque un père immature, délinquant et pédophile qui instaure un climat d’angoisse et de délinquance dans la famille, commettant un délit d’outrage à la morale publique et religieuse, et aux bonnes mœurs. Pourtant, ni la morale ni l’immortalité ne sont l’objet du roman. L’auteur clôt ses pages par des histoires d’amour pour nous montrer que quel que soit ce que nous réserve l’avenir, il y aura toujours de l’amour. En fait, la logique de l’œuvre suffit à toutes les exigences de la morale, et c’est au lecteur de tirer des conclusions. Hervé Le Tellier, qui met la philosophie à la portée de tous, essaye donc d’être un créateur qui pousse son lecteur à réfléchir, à se poser des questions sur la vie, la philosophie, l’amour et le bonheur. En effet, la lecture de ce roman est un voyage agréable dans les mers les plus profondes de la fiction et de la psychologie humaine. Un roman futuriste tissé de métaphores émouvantes, de citations inspirantes, de personnages secoués, de chansons en anglais. Les émotions se mêlent donc à la jouissance, esthétique et poétique.

        L’Anomalie est une œuvre littéraire, envoûtante et drôle, qui nous emporte et nous surprend tout au long de la lecture. Un attachement se noue en fin de compte entre le lecteur et les personnages incarnant toutes les facettes de la société.

Lama Najib

Université Saint-Joseph, Tripoli

 Les Impatientes

Djaïli Amadou Amal

Emmanuelle Collas, 2019 (240 p.)

 

Trois femmes, un destin

Trois femmes impatientes… pourquoi sont-elles ainsi et à quoi aspirent-elles ? L'histoire du roman se passe au Cameroun. Elle raconte trois histoires différentes de trois femmes qui ont toutes un destin lié : Ramla se marie à un jeune âge à un homme riche qui est déjà marié à une autre femme, Safira, qui représente la seconde histoire. La sœur de Ramla, Hindo, a, elle aussi une histoire qui est passionnante. Ces trois femmes mèneront une vie cruelle, mais resteront liées par un seul lien…

Née d'un père camerounais et d'une mère égyptienne, Djaïli Amadou Amal fut mariée à l'âge de dix-sept ans et ce dans le cadre d'un mariage forcé. Elle a ainsi vécu les malheurs des femmes du Sahel. Elle a passé par des moments assez difficiles dans sa vie mais elle a décidé de ne pas baisser les bras. Elle a tout vendu pour réaliser son rêve et gagner la guerre qu'elle a décidé de mener jusqu'au bout, coûte que coûte. C'est ainsi qu'elle a vendu tout ce qu'elle possédait, a acheté un ordinateur, une table, une chaise et s'est mise à écrire. « Dans tout ce que je fais, j'essaie surtout de parler des discriminations faites aux femmes ; c'est mon cheval de bataille ! », telle est sa devise. Elle se lance dans ce combat à travers sa plume. La presse camerounaise l'a d'ailleurs surnommée ''la voix des sans-voix ''.

Les Impatientes est un roman polyphonique : trois voix sont omniprésentes pour lutter contre les violences faites aux femmes au nom de la tradition. Le roman attaque la condition des femmes dans les pays africains, se fondant sur le fait qu'elles sont opprimées et n’ont ni le droit de choisir leur vie ni de décider de leur sort.

Le roman représente une véritable fresque de la vie quotidienne en Afrique. La narratrice reproduit donc de longues conversations entre les personnages, qui les aident à exprimer leurs sentiments et émotions. Ce roman constitue une arme permettant de lutter contre l'obscurantisme… Le lecteur ne peut en ressortir sans être ému par tous les sentiments qui cadrent ce roman… Un roman à lire et à relire sans jamais s'en lasser…

 

Aya Hamdi

Université d'Alexandrie

Département de Langue et de Littérature Françaises (DLLF)

 Hervé Le Tellier,

L’Anomalie,

Éditions Gallimard, 327 pages

 

Le double vol 006

   Le roman L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier, s’ouvre sur une fresque de personnages. Ces derniers sont dissemblables : un tueur à gages, un écrivain frustré, une avocate, un pilote de ligne atteint d’un cancer, un architecte sexagénaire, un chanteur, et une petite fille attachée à sa grenouille – bref, des êtres distincts alliant force, faiblesse et dextérité. Et pourtant, ils auront tous un destin commun et une même vie tourmentée. En effet, ils font tous partie du vol 006 Paris-New York du 10 mars 2021 et ils ont tous été témoins d’une expérience traumatisante, due à un violent cumulonimbus.

Trois mois plus tard, en juin 2021, les autorités américaines découvrent le même avion en question, englobant infailliblement les mêmes détails que ceux du premier ! Comme une copie conforme d’un même incident... Quelle étrange surprise ! S’agit-il d’une illusion ou de la réalité ? On dirait plutôt que nous avons affaire à un roman de science-fiction ! Quoi qu’il en soit, sous les consignes de la Défense, l’avion atterrit dans la base militaire aérienne de McGuire.

  Au fur et à mesure, nous constatons que chaque passager du vol 006 Paris-New York a son double qui vit normalement depuis le mois de mars passé. Et voilà que la narration prend la forme d’un véritable jeu. Hervé Le Tellier représente donc des personnages en prise avec leur double. L’œuvre semble ainsi avoir été conçue comme une magnifique tresse à partir d’un évènement inexplicable.

En fait, l’auteur nous invite à nous mettre à la place des personnages et à nous poser des questions comme : Avons-nous un double ? Et si oui, où est ce double ? Est-il un autre ou une simple duplication ? Et si nous rencontrons un jour notre double, quelle serait notre réaction ? C’est un thème terrifiant mais qui donne à réfléchir.

Ce roman, plein de rebondissements brossant des profils de personnages différents, jongle avec les genres, les structures et les stratégies. Et Le Tellier a souhaité cette diversité enrichissante afin d’offrir au lecteur toute une variété de destins bouleversés à cause de « l’anomalie » qui a eu lieu.

   Ajoutons que la formation de l’auteur a joué un grand rôle dans son écriture. Mathématicien et membre distingué de l’Oulipo, Hervé Le Tellier a donné beaucoup de véracité aux hypothèses possibles avancées par les spécialistes de l’aviation au sein des son roman. Et ces hypothèses sont appuyées par des équations. Nous avons parfois l’impression que nous suivons un raisonnement ou une démonstration. D’ailleurs, Le Tellier a employé en particulier le symbole de l’ensemble vide dans la signature de l’écrivain « VictØr Miesel », celui-ci sentant, malgré tout, la frustration et le vide autour de lui.

  Pour conclure, L'Anomalie est un roman à multiples facettes et au fil de la narration, Hervé Le Tellier a pu aborder de nombreux sujets comme la maladie, les abus sexuels, l’amour, etc.  Ce roman nous expose un phénomène fort intéressant, faisant cohabiter dans ses pages le suspense, la science-fiction et la réalité. J’ai beaucoup aimé ce roman vertigineux et rempli de péripéties différentes et inattendues. De même, le style de l’écrivain est très fluide et passionnant. Nous sommes assoiffés de lire le roman de la première page jusqu’à la dernière. C’est un livre à décrypter et sans doute, un véritable régal de lecture. À vous maintenant de découvrir la qualité de la narration et la maîtrise de plusieurs genres littéraires en un seul ouvrage.

                                                                                                                         Hania Ahmed

                           Faculté des Lettres, Département de Langue et de Littérature Françaises,

                                                                                                        Université d’Alexandrie

Mohammed Aïssaoui

Les Funambules,

Éditions Gallimard, 2020

Peut-être un jour

 

Écrivain et journaliste français au Figaro littéraire depuis janvier 2001, spécialiste en littérature française et francophone au sein du supplément de ce même journal, Mohamed Aïssaoui est aujourd'hui auteur de plusieurs romans tels que L’Affaire de l’esclave Furcy (Prix Renaudot essai 2010) et Le Petit éloge des souvenirs (2014). Très jeune, Aïssaoui a quitté son pays natal, l’Algérie, et s’est déplacé avec sa mère pour vivre en France, tout comme Kateb, le héros de son roman.                           

Ce roman raconte, en effet, l’histoire d’un jeune immigré qui part à la recherche de Nadia, son amour manqué, qui l’a quitté et a décidé de rejoindre des associations caritatives afin d'aider les plus vulnérables. Espérant la retrouver, le héros rejoint ces associations et le lecteur part avec lui dans cette quête où il découvre l'Autre mais surtout où il se découvre lui-même.
Nous apprenons que le protagoniste est passé par plusieurs épreuves au cours de sa vie et qu'il a réussi à les surmonter grâce à sa persévérance mais aussi grâce à sa mère, « analphabète bilingue » pleine de sagesse. Quand son père l’a quitté, il a appris à apprivoiser la pauvreté et à ne pas en avoir honte. Dès lors, la pauvreté devient pour lui une motivation pour continuer à travailler afin d'améliorer sa situation précaire. Le héros souffre ainsi d'une crise identitaire : il a quitté son pays natal précocement, et a été immergé dans une langue et une culture qu'il ignorait. C'est le cas d'ailleurs de tous les immigrés qui ne peuvent se sentir chez eux nulle part.

Au fil de sa traversée, le narrateur découvre encore de nombreuses surprises qui changeront le cours de sa vie pour le pire. Après que la vie lui ait souri, il a senti qu’il était tombé depuis le septième ciel vers l’abîme. Il s’est alors réveillé en plein cauchemar, éprouvant une sensation analogue à celle de ces funambules qui se balançent sur une corde à droite et à gauche. Aussi en arrive-t-il à la conclusion suivante : l'homme, quel que soit son statut social, sa nationalité et son âge, est un funambule, et les funambules, ce sont nous tous : les bénévoles rencontrés par le narrateur, aussi bien que les gens démunis aidés par ces mêmes bénévoles. Cette observation expliquerait d'ailleurs le grand nombre de personnages mentionnés dans ce roman. Cette multitude de personnages suscite la curiosité des lecteurs et les incite à suivre de très près leur parcours. Parmi les personnages qui ont le plus marqué le narrateur, nous pouvons citer Buizness, qui malgré son humour excessif et ses mauvaises blagues, a joué un rôle important dans le soutien de son ami lorsque sa mère est décédée. Quant à Leïla, c'est elle qui a mis le narrateur sur la bonne voie pour qu'il puisse retrouver sa bien-aimée. Pour ce qui est de Chantal, elle lui a rappelé sa mère et sa souffrance lorsque son mari l'a abandonnée avec ses 5 enfants. De fait, l’histoire de cette femme rappelle au narrateur son état et celui de sa mère lorsque son père les avait abandonnés. Ils étaient dans une misère totale et n'auraient pu s'en sortir sans l'aide du Secours Populaire. Le narrateur cherche donc, à travers ce roman, à accentuer l’importance des associations caritatives et leur rôle capital dans l’aide des pauvres tout en encourageant les gens à adhérer à ces associations afin de prêter secours aux pauvres.

Par ailleurs, Les funambules se distingue par la facilité du style et la profusion du vocabulaire qui y est employé. M. Aïssaoui procède à une description minutieuse des lieux et des personnages afin d'aider les lecteurs à visualiser la scène. Les noms des rues, des lignes de métro et des quartiers confèrent un certain aspect réaliste au roman. En outre, Mohammed Aïssaoui mentionne plusieurs auteurs français tout au long du roman. Citons-en Rousseau avec Les Confessions et Les Rêveries du promeneur solitaire et Camus avec La Peste et L’Étranger. Notons à ce propos que le héros des Funambules ressemble d’une certaine manière au Meursault de Camus, en ce sens que les deux héros se sentent étrangers, l'un dans son pays natal, l'autre dans le pays où il a immigré. Aussi le héros a-t-il pu trouver en Camus un père qui lui parle et lui tient compagnie. Bref, la présence de ces auteurs nous révèle une âme passionnée de littérature et de connaissances.

Somme toute, nous pouvons comprendre que pour Mohamed Aïssaoui aussi bien que pour Kateb « l’écriture est la vie » (p. 23). Cette phrase a, en effet, toujours inspiré le protagoniste. Pour lui, l’écriture est une sorte de défoulement. Aussi bien le narrateur que l’écrivain ont consacré leurs vies à écrire les biographies des êtres démunis qui n’ont pas l'opportunité d'exprimer par eux-mêmes leurs pensées ou de mettre des mots sur leurs souffrances. Mais le narrateur réussira-t-il à mettre des mots sur ses propres douleurs ? Retrouvera-t-il Nadia ? Que fera-t-il face à la vérité qu’il apprendra ?

                                                           

       Nada Ayman
            Dana Magdy

Université d’Alexandrie         

Faculté des Lettres

Département de Langue et de Littérature françaises


Djaïli Amadou Amal

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020 (163 pages)

 

La patience cuit la pierre

Ce roman écrit par Djaïli Amadou Amal est inspiré d'une histoire vraie où l'écrivaine a pu relier autobiographie et fiction. Dans ce texte, l’écrivaine rend compte de la souffrance de la femme dans la société. L'auteure a pu décrire le processus de mariage forcé avec beaucoup de puissance et de précision. Parce que le mariage forcé est plus subtil qu'on ne pourrait l'imaginer de l'extérieur.  Ce livre raconte ainsi le terrifiant phénomène quotidien qui aide à surmonter l'injustice. Nous devons revenir à Dieu et maintenir la foi spirituelle en faisant preuve de patience. Aussi est-ce un livre de révolte et de combat, qui va droit au but et aborde directement la question, sans tabou. Ce que j'ai toutefois bien aimé à la fin du roman, c’est que l’auteur nous conduit par son monde romanesque à vivre la patience, cette qualité si précieuse et qui aide à contrer la lassitude. Bien que l’auteur pratique un style simple et strict, il déploie un dispositif imparable pour soulever l'indignation du lecteur et ainsi faire bouger les consciences. Si les mots semblent choisis et assemblés simplement, le roman constitue un témoignage attrayant sur un sujet purement littéraire qui touche le cœur de tous.

 

Vénus Ghazi Salman

Université de Bagdad

Faculté des Langues

Département de Français 

AMADOU AMAL Djaïli

Les impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 240 pages

 

Le plaisir de se découvrir dans un roman

Le fait d’être peul m’a toujours permis de passer des moments spéciaux avec la plupart des romans francophones produits par des Camerounais, Maliens ou encore Sénégalais. Imaginez le fait de vous lire dans un écrit qui ne vous est pas adressé ! Imaginez le plaisir de découvrir une grande partie de vous dans un livre, de voir un peu de vous dans la façon d'être et de vivre des protagonistes d’un roman, de retrouver la réalité des vôtres, voire de vous retrouver chez vous dans un bouquin ! Cela doit être spécial, non ? Bien sûr que si. J'ai été stupéfait de tomber, de temps à autre, sur des mots et proverbes peuls traduits en français et que je connaissais par cœur. Sur ce livre, j’ai une forme de conflit d’intérêts émotionnels qui pourrait conduire à fausser ma chronique, je ne peux le nier d’ailleurs.

« Lorsqu’une femme se plaint de violences conjugales, c’est très mal vu par la société qui, depuis toujours, est complice de ces violences-là, » écrit Djaïli Amadou Amal. Dans la société en question, les jeunes comme les anciennes épouses peuvent être victimes de  violences maritales et familiales. Et lorsqu’elles le sont, il y a ce terme peul, Munyal, la patience en français, qui leur est préconisé comme une valeur. Et évidemment, par cette expression, sont évoquées toutes les autres formes d’obéissance et de soumission au mari.

Munyal, voilà le terme le plus entendu par ces jeunes filles qui vivent dans la bonne société camerounaise au sein d’honorables familles qui tiennent plus que tout à leur réputation. Elles portent comme prénoms Ramla, Hindou, et Safira, et leurs routes vont se croiser, s'emmêler, se heurter, avant de s’éloigner. Ces femmes, dont Djaïli Amadou Amal raconte l’histoire dans son dernier bijou littéraire, ont en commun un refus du sort qu’on leur impose en invoquant la fatalité. Elles tentent toutes trois d'y échapper par la révolte intérieure d’abord et verbale ensuite.

De multiples choses dans le roman m'imposent gentiment de nombreuses rétrospectives littéraires : L'oppression et la violence traitées me font penser à Syngué Sabour de Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008. L'intrigue me fait penser un peu à Frère d'âme de David Diop, prix Goncourt 2018. Et le style me fait penser à Sous l'Orage de Seydou Badian.

Beaucoup de violence et de coercition données dans ce qui circule entre l'oppressant et l'oppressé. Écrasement total des droits des femmes.

On m’a, une fois, à l’Ambassade de France au Soudan, lors du Concours d'Éloquence qui abordait comme thème Les Droits des Femmes, demandé si je suis féministe. J’ai répondu que peut-être que non, mais je déteste qu’on opprime la femme par le simple fait qu’elle est femme, et que je trouve ça abject.

Je condamne, dans les termes les plus énergiques, toute forme de violence faite à la femme.

Ode à la femme, à l’humanité, à la littérature et à la vie !

Roman polyphonique !

Lecture éprouvante !

Mohamed Yagoub Hanafi

Université de Khartoum

Département de français

AÏSSAOUI Mohammed

Les Funambules

Éditions Gallimard, 215 pages.

En quête d’un fantôme

Kateb, comme l’appelle sa mère, est le personnage principal de cet ouvrage. C‘est un jeune écrivain dans la trentaine, qui décide de se plonger dans la recherche de son amour de jeunesse, Nadia ; la fille qu’il a aimée et de qui les circonstances dures de la vie l’ont éloigné. Il va de ville en ville et rencontre une vingtaine de personnes censées l’avoir fréquentée.

Ce qui impressionne, c’est qu’après avoir fouillé dans la biographie de Aïssaoui, je me suis rendu compte que ce travail fascinant est, à la base, une représentation plus ou moins retouchée de la vie de l’écrivain. Il y a d’abord l’histoire fondamentale du roman, qui est la recherche de Nadia, dont le nom est d’après moi inspiré du roman de Breton intitulé Nadja, et c’est Aïssaoui lui-même qui l’avoue à la fin de son livre. Car l’œuvre de Breton a énormément influencé sa vie. Un autre recoupement particulièrement pathétique entre le roman et la vie de l’auteur est que ce qu’il fait en tant que journaliste, son métier réel, et ce qu’il accomplit en tant qu’écrivain pour anonymes, qui est son métier dans l’ouvrage. Or les deux fonctions sont identiques : elles consistent à interroger les gens. C’est bien-sûr sans oublier qu’en réalité, Aïssaoui est un écrivain reconnu. Il y a également le fait que l’auteur et le personnage principal du roman ont quitté leur pays natal et sont allés en France. On mentionnera également la capacité du personnage principal à détecter la fêlure que cache chaque personne qu’il rencontre dans le roman, qui sans doute provient du journalisme, qui est aussi le métier de l’auteur. Enfin, les deux sont spécialistes en sciences politiques.

En fait, bien que ce livre m’ait plu, plusieurs éléments m’ont rendu un peu réticent. D’abord, ce qui me choque vraiment, c’est la maxime adoptée tout au long du roman : « un père mort vaut bien mieux qu’un père absent ». N’est-ce pas une sottise de penser pareille chose ? Et quand cela été le cas, pourquoi n’avoir pas fait en sorte de lui trouver une excuse ? Et puis, en quête de cette Nadia, le narrateur a rencontré de nombreuses personnes qui l’ont aimé et apprécié, tandis qu’il les prenait comme de simples outils ou plutôt des indicateurs de chemin afin de retrouver Nadia. En outre, l'auteur avance l'idée qu’« écrire n’est jamais anodin ». Il me faut absolument contredire cette opinion, car, une fois la plume entre les doigts, on est désormais capable de déformer et réformer la réalité tout entière.

Cependant, il y a certains aspects qui m’ont beaucoup inspiré, plu et même profondément ému. Il y a d’abord cette citation qui réchauffe : « quand on s’engage, on s’engage à fond » et il est flagrant que l’écrivain s’est engagé à fond en mettant noir sur blanc cette histoire formidable. Il y a également celle du bénévolat : « on fait du bénévolat pas seulement pour les autres, on en fait pour soi. » Oui, on en fait pour s’enrichir, se cultiver et grandir.

Au bout du compte, je dirais qu’il y a des livres qui nous ennuient et où, en les lisant, on ne pense qu’à les finir et ensuite les jeter de côté. Il y a également ceux qui parviennent à nous intéresser et nous amuser un petit peu. Il y a, enfin, ceux qui, dès la toute première page, nous fascinent, nous émerveillent et nous saisissent. Ceux-là ressemblent plus ou moins aux pièges, car on pense sottement pouvoir en feuilleter rapidement quelques pages et puis arrêter quand ça nous plait, mais une fois qu’on est dedans, la porte d’entrée se referme et il nous faut bien aller jusqu’au bout pour trouver la sortie. Ces derniers ne se lisent pas, non, ils se dévorent. Et moi je crois bien que ce travail magnifique ne peut pas appartenir à l’une des deux premières catégories, mais, à vrai dire, à la troisième.

Mohamed Elwalid

Université de Khartoum

3ème année, Département de Français

AÏSSAOUI Mohammed

Les Funambules

Éditions Gallimard, 215 pages

 

Des fêlures racontées

     

 Je ne sais pas pour les autres, mais me concernant, au départ, je voulais survoler le livre, histoire de le finir en un seul jour. Mais, après cinq chapitres lus, je ne peux plus aller aussi vite. Les détails me font ralentir, me retiennent. Je relis alors les cinq chapitres pour redémarrer une lecture plus minutieuse cette fois. Parce que le récit en vaut la peine. Ainsi, je me plonge à l’aveuglette dans l’histoire. Enfin, j’ai dû mettre cinq jours pour le finir : c’était si poignant et touchant qu’il m’était difficile de lire plus de trois chapitres par jour.

      On ne peut s’empêcher de trouver toute existence extraordinaire, d’une manière ou d’une autre. Pour peu que l’on veuille bien prendre la peine de se pencher dessus, chaque vie est exceptionnelle, mérite d’être vécue puis d’être racontée. Avec sa part de lumière mais aussi ses zones d’ombre et ses fêlures – puisqu’il y en a toujours. D’ailleurs, cela peut bien être une obsession, car quand on rencontre quelqu’un, on essaie d’en savoir davantage sur sa fêlure, parce que c’est ce qui nous le révèle le plus.

      L’auteur raconte ainsi la quête d’un jeune homme qui met sa plume au service des plus démunis. « À l’écoute du monde et des autres », voilà peut-être la phrase qui définit le mieux le narrateur de ce roman.

       Mohammed Aïssaoui offre dans ce roman assez délicat une traversée de la charité contemporaine, à la rencontre de bénévoles et d’exclus, hommes comme femmes en quête d’une vie meilleure. Leïla, Moussa, Chantal, Lora… qui tentent de tenir le coup, de s’en sortir. Monique, Annick, Jean-Paul, Gégé, Max… qui œuvrent, invisibles, auprès des exclus, aux Restos du cœur, à ATD Quart Monde, au Collectif « Les Morts de la rue ». À l’écoute, le narrateur l’était déjà auparavant, ayant fait son métier de la rédaction de biographies pour des anonymes, « ceux qui veulent laisser une trace […] ceux qui ne trouvent pas les mots. »

Extraordinaire, tout simplement !

À lire mille fois !

 

Mohamed Yagoub Hanafi

Université de Khartoum

Département de Français

Miguel BONNEFOY

Héritage

Éditions Rivages, 2020 (206 pages)

 

La roulette en 100 cases

 

  Héritage a été composé par Miguel Bonnefoy et publié aux Éditions Rivages en 2020 après Le voyage d’Octavio, finaliste du Prix Goncourt du premier roman et la parution du Sucre noir en 2017. Miguel Bonnefoy est un jeune écrivain de 34 ans né en France d’une mère diplomate vénézuélienne et d’un père romancier chilien. Il a grandi au Venezuela et au Portugal, est diplômé de la Sorbonne et professeur de français à l’Alliance française.

  Mais qu’est-ce que cet « héritage » ? Ici, dans ce roman, l’auteur brosse une première scène, brève, calme et choquante à la fois. C’est l’histoire de la famille Lonsonier, qui commence au Chili et se passe parfois en France – une famille immigrée, selon lui par l’ironie du sort. Les récits de chaque personnage apparaissent l’un après l’autre. Mille histoires cachées entre les Lonsonier, celle de Lazare, de Thérèse, de Margot et de son fils, Ilario Da,  et celles d’autres personnages encore liés à cette famille. Les deux guerres mondiales affectent encore le destin de chacun d’eux, destin dont hériteront les quatre générations.

  Les points positifs de ce livre sont nombreux, et nous en sélectionnerons quelques éléments particulièrement attractifs. Premièrement, la mention récurrente des effets physiques ou mentaux de la guerre, narrés d’une manière directe et délicate par quelqu'un comme Lazare, un soldat chilien, engagé volontaire et combattant pour la France. Il y a enfin la perte de ses deux frères et sa souffrance liée à ce qu’il n’a qu’une moitié de poumon. Sa critique de la guerre est la conséquence indéniable de cette catastrophe appelée précisément « Guerre » d’autant plus que le père de l’auteur était exilé et que ce sujet a laissé une empreinte dramatique en lui.  

  Deuxièmement, l’existence dans le texte du mot parfum ou odeur implante le souvenir intellectuel  de Marcel Proust : le parfum agit ici comme un outil de victoire sur le temps passé et les souvenirs inaccessibles liés à l’enfance, tel que Lazare, les souvenirs olfactifs de celui-ci évoquant une sensation agréable ou désagréable. Ainsi, la mention d’ « une eau parfumée d’écorces de citron » se répètera dans les chapitre suivants.

  Il faut également souligner la vision particulièrement subtile et complexe que donne l’auteur de la sexualité des personnages. Les femmes comme Thérèse ou Margot sont aussi puissantes et fortes que les personnages masculins. De plus, les évènements spectaculaires qui se trouvent insérés dans l’histoire suffisent à éviter la monotonie,  comme l’apparition chez Lazare du fantôme de Helmut Drichman, un soldat allemand.

  D’un autre côté, il y a néanmoins quelques faiblesses – rares mais qui doivent être soulignées. L’utilisation de termes espagnols est un peu difficile à suivre pour un lecteur oriental et risque d’accentuer la distraction hors du texte. De plus, plusieurs fois au fil de l’histoire apparaissent les mots de destin, d’accident ou encore l’expression l’ironie du temps, qui induisent une certaine idée de superstition, cependant qu’il y a un personnage au nom d’Aukan, d’apparence étrange et mystérieuse selon la description qu’en fait le narrateur, et qui semble être dans un état de sorcellerie. Enfin, le voyage dans le temps accompli par l’écrivain projette très souvent les événements en avance, ce qui risque de diminuer la curiosité de lecteurs. Par exemple, dans le chapitre consacré à El Maestro, il écrit : si le caractère, bien des années plus tard, ne lui avait logé une balle entre les deux yeux.

  En conclusion, ce livre n’est pas seulement une histoire, mais aussi une aventure, commençant dès le début en France – en 1873 –jusqu’à la fin, au Chili, en 1973. Comparable en un certain sens à Cent ans de solitude de G. Garcia Marquez, l’auteur mène toutefois ici son destinataire vers une famille exilée en écoutant ses histoires de révolte, de patrimoine et de quête du sens de la vie. Le style est poétique et pourtant limpide. Le commencement et la fin se ressemblent, parce que l’écrivain veut révéler le destin croisé des quatre générations (M. Lonsonier, Lazare, Margot, Ilario Da) et leur rapport à l’Histoire. L’ambigüité de Michel René est aussi l’un des signes du génie littéraire de Miguel Bonnefoy, qui rappelle l’androgynie mythologique, où l’ être est doté d’une apparence qui ne permet pas de connaître clairement son identité sexuelle, tel ici l’oncle de Lazare, décrit dans les derniers chapitres par M. Lonsonier comme une femme. C’est une question bien posée chez le lecteur. De plus, l’absence de héros peut constituer un point fort pour cette œuvre qui veut casser les clichés. La sonorité du nom Ilario Da rejoint celles des termes espagnols dans : El ha ayudado, qui signifie « il a aidé » car il a hérité une force souterraine de sa mère qu’il aide à mener une révolte pacifique. En somme, ce livre est littéralement riche et précieux à lire ; le mélange d’Histoire, de réalité et de magie est en vérité une expérience splendide.

 

Nazanin HASANPOUR

Université d’Ispahan

Djaili Amadou Amal

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020, 240 p.

 

 

 

Les antagonistes

 

Les Impatientes par Djaïli Amadou Amal, est un roman polyphonique mettant en scène trois protagonistes : Hindou, Ramla et Safira. Ces deux dernières, d'un certain point de vue, sont aussi antagonistes. Et chacune de ces trois héroïnes nous raconte son histoire dans sa partie consacrée. Dans ce roman, il n'y a pas de narrateur. Par conséquent, c'est par le pronom "Je " que ces trois femmes nous confient leur vie.

Djaïli Amadou Amal, née en 1975 au Cameroun, est une militante féministe et écrivaine camerounaise, peule et musulmane. Elle a été mariée de force à 17 ans à un quinquagénaire polygame qui a fini par la répudier en 1998. Elle se mariera à nouveau, puis finit par fuir en 2008, suite à des violences conjugales qui menacent sa vie et celle de ses enfants. Mais son mari kidnappe ses deux filles pour la punir. Amal rêve de devenir journaliste, vend ses bijoux, achète un ordinateur, une table, une chaise et se met à écrire. Cette combattante fonde en 2012 l'association des Femmes du Sahel qui aide les jeunes femmes à obtenir leur indépendance par les études.

En peu de mots, elle a connu tout ce qui rend si difficile la vie des femmes du Sahel. En effet, l'histoire de Ramla est inspirée de celle de l'autrice. Elle nous confie : « dans tout ce que je fais, j'essaie surtout de parler des discriminations faites aux femmes ; c'est mon cheval de bataille ! ». D'où le fait que la presse camerounaise l'a surnommée « la voix des sans-voix ».

À ce jour, Djaïli Amadou Amal a écrit trois romans. Dans son premier roman paru en 2010, intitulé Walaande : l'art de partager un mari, elle parle de la polygamie à travers l'histoire de quatre femmes coépouses, qui se partagent un mari.

Son deuxième roman, Mistiriijo, la mangeuse d'âmes, paru en 2013, parle d’accusations de sorcellerie et évoque la tradition du « hirdé », supplice où l’on met la femme divorcée dans un tonneau et où les hommes tentent d’exercer une atteinte sexuelle à son encontre…

Et c'est en 2017 qu'elle finit son troisième roman, Munyal ; les larmes de la patience. Deux ans après, en 2019, Munyal reçoit le prix Orange du livre en Afrique et ce prix donne à ce roman la chance d'être publié en France. Emmanuelle Collas, l’éditrice de futur roman en France, voulait « retravailler le texte pour qu’il devienne universel, qu’il puisse être lu partout dans le monde ». C’est ainsi qu’il paraît en France en septembre 2020 sous le titre de Les Impatientes, et fait partie de la sélection du Goncourt 2020.

Les Impatientes traite du mariage forcé, de la polygamie, du viol conjugal, des tabous de la coutume et surtout de l'Islam à travers le destin de trois femmes à qui l’on répète sans cesse : « Patience », « Munyal ! » ( patience, en peul ). C'est par ce mot que le roman commence, et même se termine. Il va de soi que « Munyal ! » est l'un des piliers de leur coutume et l'autrice passe en revue les proverbes relatifs à ce pilier :

Munyal defan hayre. ( en peul )

— « La patience cuit la pierre. »

Proverbe peul

— « La patience d’un cœur est en proportion de sa grandeur. »

Proverbe arabe

— « Au bout de la patience, il y a le ciel. »

Proverbe africain

— « La patience est un art qui s’apprend patiemment. »

Grand corps malade

D'après le mari de l'autrice, qui est lui aussi un écrivain : « Elle est le produit que sa propre société n'a jamais voulu qu'elle soit. »

En définitive, c'est un roman qui touche son lecteur. Homme ou femme, Occidental ou Oriental, ce lecteur s'identifie avec tous les personnages qui subissent le fardeau imposé par les tabous figés qui pèsent surtout sur les épaules des femmes dès le premier jour. L'histoire de l'humanité a éprouvé des révoltes sanglantes pour briser ces chaînes qui ont entravé les pieds de l'Homme. Et ce roman est l'une de ces frondes qui cherche à transgresser les frontières de l'ignorance, en encourageant ceux qui vivent ces souffrances à tenir le coup et à conscientiser ceux qui les ignorent.

Précisons qu’Hindou et sa sœur, Ramla ont 17 ans et subissent dans la même nuit un mariage forcé. Ramla est amoureuse d'Aminou, l'ami de son frère, qui est étudiant en Tunisie. Ce dernier demande la main de Ramla à son père et celui-ci accepte. Mais les choses tournent au vinaigre puisqu'elle doit se marier avec l'homme le plus riche de la ville, Alhadji Issa, un quinquagénaire qui a déjà une femme, Safira. Cette dernière vit avec lui depuis 20 ans. Elle l'aime et a vécu une vie heureuse avec lui. Une fois la coépouse arrivée, Safira fait tout ce qu'elle peut pour chasser Ramla de sa vie.

Passons à présent à l'illustration de couverture du livre, sur laquelle on voit une jeune femme parée, avec un sourire humble et amer sur les lèvres. De plus, l'image est floue, comme si la scène était perçue à travers un regard troublé de larmes, donnant à voir un double des choses. En lisant le roman, cette image s’affirme dans l'esprit du lecteur. C’est celle de Ramla, cette jeune fille parée, perplexe de voir l’effervescence des autres face à ce mariage forcé et stupéfaite d'avoir entendu son père dicter d’une voix grave :

— « Patience, mes filles ! Munyal ! Telle est la seule valeur du mariage et de la vie. Telle est la vraie valeur de notre religion, de nos coutumes, du pulaaku. Intégrez-la dans votre vie future. Inscrivez-la dans votre cœur, répétez-la dans votre esprit ! Munyal, vous ne devrez jamais l’oublier ! »

En outre, son oncle Hayatou prend à son tour la parole en projetant ces mots :

— « Munyal, mes filles ! » dit mon oncle Hayatou.

« Respectez vos cinq prières quotidiennes.

« Lisez le Coran afin que votre descendance soit bénie.

« Craignez votre Dieu.

« Soyez soumises à votre époux.

« Épargnez vos esprits de la diversion.

« Soyez pour lui une esclave et il vous sera captif.

« Soyez pour lui la terre et il sera votre ciel.

« Soyez pour lui un champ et il sera votre pluie.

« Soyez pour lui un lit et il sera votre case.

« Ne boudez pas.

« Ne méprisez pas un cadeau, ne le rendez pas.

« Ne soyez pas colériques.

« Ne soyez pas bavardes.

« Ne soyez pas dispersées.

« Ne suppliez pas, ne réclamez rien.

« Soyez pudiques.

« Soyez reconnaissantes.

« Soyez patientes.

« Soyez discrètes.

« Valorisez-le afin qu’il vous honore.

« Respectez sa famille et soumettez-vous à elle afin qu’elle vous soutienne.

« Aidez votre époux.

« Préservez sa fortune.

« Préservez sa dignité.

« Préservez son appétit.

« Qu’il ne s’affame jamais à cause de votre paresse, de votre mauvaise humeur ou encore à cause de votre mauvaise cuisine.

« Épargnez sa vue, son ouïe, son odorat.

« Que jamais ses yeux ne soient confrontés à ce qui est sale dans votre nourriture ou dans votre maison.

« Que jamais ses oreilles n’entendent d’obscénités ou d’insultes provenant de votre bouche.

« Que jamais son nez ne sente ce qui pue dans votre corps ou dans votre maison, qu’il ne hume que parfum et encens. »

Les mots du père et de son oncle s’incrustent dans l'esprit de Ramla :

— Je sens mon cœur se briser en réalisant que je suis en train de vivre mon cauchemar des jours précédents. Jusqu’au dernier moment, naïvement, j’ai espéré un miracle qui m’épargne cette épreuve. Une rage impuissante et muette m’étrangle. Envie de tout casser, de crier, de hurler. Ma sœur ne retient plus ses larmes et sanglote. Elle suffoque.

En arrivant à la dixième page du roman, l'illustration sur la couverture s’éclaire. En vérité, elle est floue parce qu'on est en train de voir à travers les yeux pleins de larmes d'Hindou.

En ce qui concerne le style, il est sobre et simple, ce qui peut constituer à la fois un point faible et un point fort. Faible, parce qu'il est sobre et cible plutôt le récit d’actions sans fournir d’analyses fines de la psychologie de personnages. Et fort, parce que ce récit est clair et que chaque mot est bien à sa place, ce qui garantit la lisibilité et la compréhension du roman, sans tomber dans le hors-sujet. L’autrice nous laisse le souffle coupé devant la dureté de l’histoire de ces impatientes. Et à mon avis, Djaïli Amadou Amal a bien réussi à remplir sa mission de faire partager aux lecteurs son récit.

Continuons à présent l'intrigue du roman en vue de se familiariser un peu plus avec le style. Malgré la force et la pression de leur entourage et le fait que leurs devoirs à l'égard de leurs maris est une émanation de la volonté d'Allah, Ramla et Hindou tentent de s'échapper. Ramla subit avec cette fameuse patience, les violences et le mépris de son mari, ainsi que les sabotages de sa coépouse, Safira. Cette dernière tombe dans l’excès, à tel point qu'elle fait croire que Ramla a un amant avec lequel elle est en lien, dans le dos d'Alhadj Issa, leur mari partagé. En conséquence, une nuit, celui-ci se saisit d’un long couteau et le met sous la gorge de Ramla en la menaçant :

— « Écoute-moi bien, petite pute, tu vas avouer maintenant. Qui est cet homme qui t’appelle ? Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ? C’est le petit voyou qui voulait t’épouser, c’est ça ? Si tu ne me dis pas la vérité, je vais t’égorger et, crois-moi, ça ne me mènera même pas en prison. Dans ce pays, les riches ont toujours raison. Tu vas avouer, oui ! »

Clouée de terreur, la jeune femme bredouille :

— « Je te jure que je ne te trompe pas. Je te le jure sur le Coran. »

À ce moment, Safira intervient et Alhadji Issa épargne Ramla. Le sang coulant de sa gorge, on emporte Ramla qui est enceinte, à l'hôpital. Elle fait une fausse couche. Son mari, indifférent, ne va même pas lui rendre visite et puis après quelques jours, elle rentre à la maison, où l’attendent encore ces mots : Patience, munyal ! Mais elle est combattive. Et pour finir, à l'aide de son seul défenseur, son frère, elle fugue.

Safira raconte ainsi la fuite de Ramla :

— Ramla était partie avant l’aube. Elle avait affronté les dangers de la nuit et s’était évanouie dans la nature. Plusieurs rumeurs ont alimenté sa fuite au cours des semaines qui ont suivi. Il paraît qu’elle entretenait, depuis des mois, des liens étroits via internet avec son frère Amadou, qui travaillait depuis un moment à la capitale ainsi qu’avec son ancien fiancé. Elle aurait aussi suivi en cachette des cours par correspondance. Elle avait emporté ses bijoux en or et se trouverait à présent à Yaoundé chez son frère.

Alors Alhadji Issa la répudie. Safira arrive enfin à son but, mais ce n'est pas encore la fin de ses déboires. Car il lui annonce qu'il y aura une remplaçante pour Ramla ! Point d'exclamation ! On en trouve plusieurs, un peu partout dans le roman, en s'habituant à être bouleversé par la solitude des femmes, même entre elles-mêmes !

Hindou, quant à elle, est plus révoltée que sa demi-sœur, mais aussi, plus esseulée. Son mari Moubarak, son cousin, est alcoolique, drogué et très violent. En d'autres termes, personne ne lui tend la main sauf son mari, si l’on ose dire, en donnant des coups tout le temps. Un jour, son mari rentre accompagné d'une jeune fille, avec laquelle il passe la nuit dans leur chambre conjugale. Hindou se réfugie dès lors chez son père. Elle raconte ce qui s'est passé à sa mère et cette dernière rapporte l’incident à son père. Celui-ci refuse de la recevoir, mais elle insiste. Hindou raconte :

Ma mère le suit et patiente dans la véranda. Glacial, mon père finit par la recevoir. C’est la période où il sort sa zakat. Il vient en effet de tenir ses comptes et a mis de côté la part destinée à l’aumône, la zakat, troisième pilier de l’islam.

Enfin, son père dit :

Peu importe ! Peu importe ce que Moubarak a pu faire, c’est son cousin avant d’être son époux. Le fils de mon frère. Un peu de respect au moins pour son oncle. C’est dans les moments difficiles qu’il faut patienter et tout supporter. À la limite, si c’est grave, elle aurait pu envoyer chercher sa tante et se confier.

Hindou rentre chez elle. Ce sera sa dernière fugue géographique, la suivante sera à l’intérieur d’elle-même, de sorte qu'elle devient folle le jour même de son accouchement :

— « On dit que je suis folle et que j’ai changé. Cela fait combien de temps que je suis restée dans ma chambre, surveillée de près par ma tante ou par ma mère ? Combien de séances de prières ont murmuré les marabouts au-dessus de ma tête ? Combien de litres d’eau bénite ont-ils aspergé sur moi et m’ont-ils obligée à ingurgiter ? Combien de litres de décoction aux racines de gaadé m’ont-ils aussi fait boire ? Combien de kilos d’herbes ont-ils brûlés pour que j’en respire les fumées ? J’ai l’impression d’étouffer, de chercher en vain de l’air et de ne pas pouvoir respirer. De ne voir autour de moi que des fantômes. De ne plus jamais pouvoir tenir sur mes jambes. De ne plus retenir aucune information. J’existe sans exister. Et j’ai envie de crier sans pouvoir ouvrir la bouche, de pleurer sans avoir de larmes, de dormir sans jamais me réveiller. »

— « On dit que je suis malade et que je ne devrais pas bouger. On dit même que je deviens dangereuse. Ce djinn qui me possède doit être un mâle, car je ne supporte plus la vue de mon mari ni d’ailleurs celle, plus rare, de mon père ou de mes oncles. Ce djinn doit être amoureux de moi ! On dit qu’il se serait probablement infiltré dans mon corps quand j’étais plus jeune. Sûrement, lors d’une visite chez mes grands-parents. Car il y a dans leur maison un grand baobab. Et l’on sait que les baobabs sont les demeures des djinns ! »

— « On confirme que je suis folle. On commence à m’attacher. Il paraît que je cherche à fuir. Ce n’est pas vrai. Je cherche juste à respirer. Pourquoi m’empêche-t-on de respirer ? de voir la lumière du soleil ? Pourquoi me prive-t-on d’air ? Je ne suis pas folle. Si je ne mange pas, c’est à cause de la boule que j’ai au fond de la gorge, de mon estomac si noué qu’aucune goutte d’eau ne peut plus y accéder. Je ne suis pas folle. Si j’entends des voix, ce n’est pas celle du djinn. »

— « C’est juste la voix de mon père. La voix de mon époux et celle de mon oncle. La voix de tous les hommes de ma famille. Munyal, munyal ! Patience ! Ne les entendez-vous pas aussi ? Je ne suis pas folle ! Si je me déshabille, c’est pour mieux inspirer tout l’oxygène de la terre. C’est pour mieux humer le parfum des fleurs et mieux sentir le souffle d’air frais sur ma peau nue. Trop d’étoffes m’ont déjà étouffée de la tête aux pieds. Des pieds à la tête. Non, je ne suis pas folle. Pourquoi m’empêchez-vous de respirer ? Pourquoi m’empêchez-vous de vivre ? »

 

En donnant la parole à chacun de ses trois personnages principaux, Djaïli Amadou Amal essaie de traiter les différents niveaux de discriminations exercées à l'encontre des femmes au Cameroun. À l'instar du manque et la privation de l'étude, de la chosification des femmes et de la soumission, et même la collaboration avec ceux qui ont la force dominante, afin de se procurer une certaine sécurité. Cela est d’ailleurs mentionné sur la page de garde : « Cet ouvrage est une fiction inspirée de faits réels. », elle peint une image de la situation tyrannique des femmes au Sahel, mais par moments il peut nous arriver de douter la vraisemblance de certains faits. Cependant il reste juste un doute parce qu'on ne sait pratiquement rien de cette culture.

 

Il faut mentionner que l'autrice se fait aussi le porte-voix des vives critiques portée au domaine de l'Islam en citant les hadiths qui favorisent les actes dominateurs des hommes, même si elle laisse entendre par les pensées critiques de Ramla que d'après l'un des préceptes du Prophète, le consentement d’une fille à son mariage est obligatoire :

— « Ô mon père ! Tu as tellement d’enfants mais c’est commode d’avoir des filles. On peut s’en débarrasser si facilement. Ô mon père ! Tu dis connaître l’islam sur le bout des doigts. Tu nous obliges à être voilées, à accomplir nos prières, à respecter nos traditions, alors, pourquoi ignores-tu délibérément ce précepte du Prophète qui stipule que le consentement d’une fille à son mariage est obligatoire ? »

— « Ô mon père ! Ton orgueil et tes intérêts passeront toujours avant. Tes épouses et tes enfants ne sont que des pions sur l’échiquier de ta vie, au service de tes ambitions personnelles. »

— « Ô mon père ! Ton respect de la tradition est au-dessus de nos volontés et de nos désirs, peu importe les souffrances que causeront tes décisions. »

Et les hadiths que le père narre à Ramla et à Hindou :

— « Il est connu qu’une fille peut conduire son père en enfer. On dit que chaque pas d’une fille pubère non mariée est comptabilisé dans le grand livre de comptes et inscrit comme péché pour son père. Chaque goutte de sang impur d’une adolescente encore célibataire précipite son père en enfer. »

« Alhamdulillah ! »

— « On sait que le pire des péchés pour un père est la fornication de sa fille. Un vrai croyant doit s’épargner la colère d’Allah. Sa fille se mariera le plus tôt possible afin d’éviter les pires tourments à son père. »

« Alhamdulillah ! »

Et enfin Ramla, désespérée, pense :

— « Mon père sera épargné. Il a marié ses filles selon la bienséance. Il s’est acquitté d’un devoir divin. Élever des filles et les conduire vierges jusqu’à leurs protecteurs choisis par Dieu. Il s’est défait d’une lourde responsabilité. Désormais, ses filles ne lui appartiennent plus. »

« Alhamdulillah ! »

En guise de conclusion, Djaïli Amadou Amal a bien réussi à faire entendre « la voix des femmes » du Sahel, lesquelles n'ont pas voix au chapitre. Elle a déjà du succès à conduire son « cheval de bataille » un peu partout dans le monde entier, en ayant publié Les Impatientes en France, et de surcroit, en étant présente parmi les sélectionnés du Prix Goncourt 2020. Et je pense qu'elle a beaucoup de chance de gagner cette distinction prestigieuse, pour traiter des sujets tabous et des femmes d'une part et d'autre part du fait que son roman touche les lecteurs. J'ai du respect pour elle et pour ses travaux et j'avoue le plaisir que j’ai eu de m'être penché sur Les Impatientes.

 

Hossein Rezaï Adriani

Université d’ispahan

 Maël Renouard

L’Historiographe du royaume

Éditions Grasset, Septembre 2020 (336 pages)

 

 

Le jeu d’échecs, les trahisons et la cour…

 

 

La grâce et la disgrâce, le jeu d’échecs, l’histoire du Maroc et aussi bien de la France, les trahisons et la cour sont tous les éléments de ce roman.

Notre protagoniste, Abderrahmane Eljarib, nous raconte les évènements de sa vie dès le moment où il entre au Collège royal à l’âge de quinze ans. Le Collège royal est destiné à l’éducation des enfants du roi et des enfants qui ont le mérite scolaire, avec des diversités sociales.

Il y a beaucoup de déséquilibres dans la vie de notre héros dès qu’il commence le collège. Il va à Paris pour étudier, revient au Maroc et devient conseiller technique au cabinet du ministre de l’Éducation nationale puis après la mort du roi Mohammed V et avec l’avènement du règne de Hassan II, il part en exil avant de revenir, sept ans après, au Maroc en devenant l’historiographe du royaume.

Dans ce livre, nous survolons l’histoire de Maroc au temps des rois Moulay Ismaël, Mohammed V et son fils le roi Hassan II et aussi l’histoire de France au temps de Louis XIV.

Après un attentat visant le roi Hassan II, il décide de célébrer le trois-centième anniversaire du règne de Moulay Ismaël, le roi du Maroc qui est considéré dans l’histoire de ce pays comme l’équivalent de Louis XIV. Abderrahmane est en charge d’organiser la cérémonie mais c’est l’année même d’un attentat spectaculaire contre le roi Hassan II.

Au cours des années, la vie de notre héros alterne entre grâce et disgrâce ; cependant, il reste fidèle au roi même au temps de l’exil.

Ce roman riche en évènements historiques nous montre la très bonne connaissance qu’a l’écrivain du domaine historique aussi bien que de la littérature. Les descriptions bien faites, le mélange de l’histoire réelle avec les récits fictifs sont très prenants. L’écrivain a une excellente connaissance de ces deux pays aussi bien que des personnalités politiques et des écrivains connus du monde entier.  

Des noms comme Sartre, Saint Exupéry, Léopold Sédar Senghor, Racine et Corneille, ou encore des titres fameux comme les Mille et Une Nuits, Sartorius etc. nous montrent la maîtrise de l’écrivain dans le domaine littéraire. Les personnages comme George Pompidou, Shojaeddin Shafa etc. nous prouvent que l’écrivain est familier avec la sphère politique.

Le lecteur appréciera les descriptions bien détaillées des évènements et hauts-lieux culturels comme la scène de la fête de deux mille et cinq cents ans de la Perse, la description de la guedra (danse marocaine) et aussi les peintures de l’atmosphère de la cour.

Du point de vue stylistique, l’écriture de ce livre est assez dense : les phrases font parfois quinze lignes et déploient une syntaxe proche de l’écriture du 17 siècle, ce qui peut freiner la facilité de lecture, tout en présentant un intérêt.

Dès les premiers pages, nous nous trouvons face à des termes forts et abstraits tels que la grâce et la disgrâce, l’orgueil, la fidélité et l’amour.

Le roman commence ainsi avec cette phrase : Je fus en grâce autant qu’en disgrâce. Qu’est-ce que cette grâce et cette disgrâce ? A la fin du roman, l’écrivain exprime soudain cette idée que la grâce et la disgrâce ne sont pas séparées et que chaque fait constitue un mélange de tous les deux.

Y a-t-il des rapports entre l’orgueil, la grâce et la disgrâce ? Nous pouvons observer que notre protagoniste est le meilleur élève au Collège royal, même s’il est issu d’une famille modeste. Cela peut être une raison de s’enorgueillir, tandis que le roi peut manifester un agacement à voir quelqu’un de plus intelligent que lui. Cet orgueil est perceptible tout au long de l’histoire : ainsi, quand le protagoniste corrige les parole du roi. Or, la disgrâce est la conséquence de l’orgueil. Est-ce que l’exil est aussi la conséquence de l’orgueil ? Pourquoi l’exil ? Il semble que cette question demeure dans l’esprit du lecteur et dans celui du protagoniste à jamais.

Au cours de sa vie, notre héros change sans cesse. Il est toujours face à une perpétuelle mise à l’épreuve de la fidélité. Nous constatons qu’il est loyal même au temps de l’exil, et même au moment où il tombe amoureux d’une femme qui était opposante au roi Hassan II. Il semble que pour notre protagoniste le roi soit un personnage mythique, d’un degré plus élevé que les autres, et qu’il soit ainsi possible de le regarder comme un dieu, un être suprême qui observe la vie des hommes.

Dès les premiers pages de ce livre, nous pouvons voir le « jeu d’échecs ». Est-ce simplement un jeu ? Nous pouvons observer les deux sens de ce mot : l’un qui est le jeu et l’autre qui est le sens figuré de ce jeu – le jeu de roi mais aussi une métaphore de la vie comme dans l’expression « l’échiquier de la vie ». Mais pour quoi le jeu d’échec ?

Il faut se remémorer les cases noires et blanches. Un jour la joie et un jour la peine. Chaque décision a une conséquence qui peut être la cause même de notre perte. Mais comme la grâce et la disgrâce, il est bien évident que la vie et les hommes ne sont pas noirs ou blancs, ils sont le mélange des deux. Dans ce roman, notre protagoniste est comme le pion et Hassan II est le roi ou même Le Grand Joueur.

 

Il est regrettable, malgré tous les points forts de ce roman, que l’auteur n’évoque pas la vie de notre héros avant le Collège royal et ne mentionne pas les contradictions entre sa vie avant et après le collège. Il semble par ailleurs que l’écriture complexe en tant que point fort de ce roman peut néanmoins rendre la lecture fastidieuse pour certains lecteurs. Si les romans historiques vous intéressent, si vous voulez lire l’histoire du Maroc aussi bien que celle de la France au temps de Louis XIV, si vous voulez profiter du plaisir des descriptions de la cour et des fêtes, si vous aimez l’atmosphère orientale et l’histoire des Mille et Une Nuits, c’est sans doute un livre très intéressant pour vous. Un livre de Maël Renouard qui n’a jamais vu le Maroc mais connait parfaitement l’histoire de ce pays.

 

Ghazale Mojoudi

Université d’Ispahan

 Jean-Pierre Martin 

Mes fous

Éditions de l’Olivier, 160 pages

 

La folie, ce n'est pas le mot

 

« Est-ce que j'attire les fous, ou bien est-ce que c'est moi qui cherche leur compagnie? Fou n’est pas le mot, même si je le prononce avec affection. Je préfère dire : corps errants. Je les appelle ainsi pour tenter de leur rendre un peu de leur noblesse »

Fou est un adjectif, auquel la plupart de nous ne pense pas et que nous ne nous attribuons jamais, mais est-ce que chacun de nous n'est pas un peu fou ? Qui est fou ? Qu'est-ce que la folie ? Ce sont les questions effrayantes et douloureuses dont nous cherchons des réponses lorsque nous perdons le sens de la vie ou quand nous nous réveillons d'un sommeil profond ou encore, lorsque nous avons un malade mental autour de nous.

Mes fous, dixième roman de Jean-Pierre Martin, est l'histoire d'un père, d'un homme, Sandor, qui se trouve confronté aux problèmes de sa famille et à ceux de l’humain même. Les parents de Sandor meurent après avoir sombré dans la démence, sa fille Constance est schizophrène, sa femme Ysé le quitte. Sur ses trois fils, Adrien, qui souffre d'une maladie mentale légère, ne fait rien dans sa vie, Ambroise, militant écoradical de la nature, affronte de nombreux problèmes, Alexandre, le fils modèle, est loin et est indifférent envers sa famille et son empathie excessive. Tous lui causent des soucis et éveillent en lui les questions suivantes: Qui est fou? Qu'est-ce que la folie? Est-ce que j'attire les fous, ou bien est-ce que c'est moi qui recherche leur compagnie ?

 

Sandor Novick, le narrateur, commence ainsi à chercher le sens de la folie et à questionner les fous. Participant à différents colloques qui se tiennent au sujet de la folie et de la schizophrénie, lisant les livres et les biographies relatifs à la folie et aux malades mentaux, il trouve enfin le sens de la folie: l'errance. Il appelle ainsi tous les êtres humains « fous » – ces êtres humains qui vagabondent dans le monde moderne et qui ont perdu, depuis longtemps, le sens de la vie, l'humanité et la sympathie. À la fin de l'histoire, Sandor considère l'humanité comme la seule corde avec laquelle l'homme peut se sauver.

Tout d'abord, Mes fous met en évidence le problème le plus important de l'homme moderne, puis ce livre nous rapproche des familles dans lesquelles il y a un malade mental et nous emmène dans une atmosphère sympathique, en prise avec ces familles, suggérant que les malades mentaux ne sont pas différents en comparaison de nous. De plus, Jean-Pierre Martin construit une réflexion critique sur notre vie, sur l’errance et la dépression quotidienne à travers de la vie de son héros, avec une écriture pleine d'humanité et de sentiment.

L'histoire nous oblige à nous identifier à Sandor et nous transmets des sensations exceptionnelles. Le style simple et les phrases impressionnantes et belles, attirent l'attention sur ce trait d’humanité qui est perdu dans notre monde. Le seul point faible de cette histoire est le manque d'action et d’évènements, et la fin un peu irréaliste.

Enfin, ce beau livre peut nous aider à commencer une vie significative, ou au moins à penser à cette vie-là, afin de rendre l'homme, homme.

 

                                                                                             

Mohammadamin Beik

Université d’Ispahan

 

 Camille de Toledo

Thésée, sa vie nouvelle

Éditions Verdier, Août 2020 (256 pages)

 

 

Le Moniteur invincible

 

Thésée, sa vie nouvelle par Camille de Toledo, est une autobiographie et psychologique.

Thésée, sa vie nouvelle est l'histoire de Thésée qui rentre chez lui après que son père l’ait appelé et voit son frère Jérôme se pendre. Le suicide de Jérôme est une énigme pour Thésée et ses parents. De plus, ce suicide entraîne la mort de sa mère puis celle de son père. Après ces événements dramatiques, il quitte Paris, « la ville de l’Ouest » et émigre à Berlin, « ville de l’Est » avec ses trois enfants pour oublier le passé et ses fantômes ; et il n'emporte que trois cartons avec lui, qui appartiennent à l'un des membres de sa famille. 13 ans après le suicide de son frère, 13 ans qui le tiennent éloigné de son passé, il se pose deux questions : « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? » et « celui qui survit, c’est pour raconter quelle histoire ? » Thésée souffre ainsi de plusieurs maladies physiques et mentales, et il se retrouve dans un labyrinthe de douleur dont il souhaite sortir sans toutefois affronter le Minotaure et le combattre. C'est la seule solution qui lui reste : il doit enfin ouvrir les cartons et en lire le contenu. Contrairement à sa mère et à son grand-père, Thésée rouvre les fenêtres du temps. Tout a commencé avec le suicide de son ancêtre « Talmaï » et s'est poursuivi avec la dissimulation de ce drame par son fils ainsi que par la génération suivante.

Le protagoniste s'appelle Thésée et la raison du choix de ce nom par l’écrivain, ce sont les nombreuses similitudes entre la vie du protagoniste Thésée et le mythe même de Thésée. La première ressemblance du protagoniste avec Thésée est que le protagoniste emporte les trois cartons avec lui à Berlin. Ici, les trois cartons symbolisent les sandales et l’épée d’Égée (le père de Thésée), Égée ayant laissé son épée et ses sandales sous un rocher comme héritage. Ainsi Thésée pourra les récupérer lorsqu’il aura grandi. Et la référence directe de l'auteur à l'histoire du Minotaure et du Labyrinthe constitue le deuxième élément de ressemblance.

Dans le roman, Camille de Toledo parle avec Thésée (lui-même) à la troisième personne et parfois à la première personne. Or, ce style d'écriture permet de rendre plus palpables au lecteur du roman les problèmes psychologiques de Thésée, comme le montrent les nombreux exemples dans le livre. Ainsi, l’on voit les manuscrits et les photos d’enfance de Thésée à l’intérieur des cartons, or ces photos et manuscrits donnent précisément au lecteur le sentiment qu'il recherche le passé. Et le texte est rempli de descriptions psychologiques et d'états mentaux de Thésée, qui à certains endroits se répètent, ce qui peut être fastidieux.

Dans le texte, on ne voit aucun point à la fin des phrases, ce qui fait que toutes les phrases commencent par des lettres minuscules. Cependant, le point-virgule est beaucoup utilisé, et l’on sait que le point-virgule symbolise la lutte contre le suicide et la dépression. Comme l’a souligné Amy Bleuel, « le point-virgule symbolise une phrase que l’auteur aurait pu finir, mais qu’il a décidé de continuer. Vous êtes l’auteur et la phrase est votre vie. Vous choisissez de continuer ». Et dans le texte, la haine du suicide de Thésée est évidente, comme en témoigne cette phrase : « je ne ferai pas comme Talmaï, il se promet, je ne ferai pas comme mon frère, Jérôme ; je ne veux pas mourir… »

Tout au long de l'histoire, Thésée lutte contre la fatalité et croit que le passé de ses ancêtres n'a aucune incidence sur son destin. Il veut se convaincre qu’il peut le vaincre et sortir du labyrinthe sans tuer le Minotaure. Finalement, Thésée décidera d'aller sur la tombe de Jérôme pour sortir du labyrinthe de la douleur et lire les manuscrits de « Talmaï » à son frère décédé.

Jusqu’à la fin de l’histoire, Thésée se bat contre le suicide et la fatalité. Mais quand il se rend sur la tombe de Jérôme et lui raconte l'histoire du suicide de Talmaï, dans la dernière phrase du livre, pour la première et la dernière fois dans le roman, on voit une phrase qui a un point : « et puis il y a cette déflagration ce coup de pistolet isolé qu’une poignée d’êtres humains entend qui s’élance du passé, qui va vers l’avenir et Talmaï meurt ainsi sans que personne autour de lui ne comprenne. » Et il y a un mystère dans cette phrase qui compose cette théorie :

Le point signifie la mort et le suicide de Thésée. Il a perdu le combat avec le passé, la fatalité et bien sûr le Minotaure.

Pour conclure, Camille de Toledo veut préciser que le suicide n'est pas un acte libre et que l'homme n'a pas de choix dans sa vie… Lutter contre la fatalité semble ainsi inutile.

 

Alireza ABOUTORAB

Université d’Ispahan

Mohammed Aissaoui

Les funambules

Éditions Gallimard, 2020 (224 pages)

 

                                                       Écrire, une mission prophétique

« Comme vous êtes au cœur de ces récits qui racontent le fil ténu de la vie où l’on peut basculer d’un côté comme de l’autre. » (p. 62)

Mais qui sont les personnes assises sur les trottoirs, têtes baissées, évitant le contact avec nos yeux ? Quels sont leurs noms ? Quels bagages de l’histoire portent-elles chaque jour dans les rues ? Et combien de fois se brisent-elles à chaque instant ?

Le narrateur errant, s’empêchant de nous dire son histoire et son nom, cherche à assurer à toutes les personnes blessées du monde qu’elles ne doivent pas avoir honte. Étant un homme de lettres, il ne parle pas la langue de sa mère, analphabète bilingue.

Les funambules est le sixième roman de Mohammad AISSAOUI qui raconte l’histoire d’un biographe pour anonymes, qui veut rembourser sa dette au monde en faisant entendre la voix des muets, des « funambules de la vie » qui pensent qu’ils ne sont rien, car c’est le silence et la négligence de sa propre existence qui tuent. C’est lui qui endosse la mission de dessiner les traces de ces êtres malheureux en fréquentant leurs abris, les restos du cœur, les petits frères des pauvres, ATD Quart monde, etc.

Sa propre histoire est déchirée parmi les pages, car attendre est le but de sa vie, attendre quelqu’un, attendre quelque chose… Il est en effet malade d’une réticence excessive, d’un amour non-dit, perdu, d’une illusion et en fusionnant avec André Breton, il essaie de partager sa peine.

Mais personne ne suit une histoire sans porter l’une de ses parties dans son cœur. Il fut un jour l’un de ces funambules et il le reste toujours.  Sa mère a coupé leurs racines du pays de honte, de la langue dont les mots se limitent aux choses à manger et aux manières de s’habiller, et elle est venue en France, le pays des autres auquel elle est toujours reconnaissante. C’est la littérature qui en vérité a sauvé son fils de neuf ans. Ce sont les écrivains qui sont devenus son père, sa sœur, qui ont remplacé tout ce qu’il lui manquait, et c’est la raison pour laquelle il aide les autres à écrire, sachant que les mots sont capables de nous sauver comme de nous détruire.

Les funambules est l’histoire de ces êtres fragiles dont la meilleure aspiration est de devenir comme les autres. Le narrateur passe de la parole à l’écoute et des mots à l’écriture pour tenir le fil de leur vie au bout de ses doigts, pour leur éviter de trembler car c’est le silence qui tue et ce sont les mots qui nous aident à vivre avec nos fêlures.

Enfin, quand ce qui donne se mélange à ce qui reçoit, le narrateur apprend à se dévoiler, il accepte sa fêlure, arrête d’attendre et accomplit le premier pas en avant.

 

Université d’Ispahan


Thésée, sa vie nouvelle

Camille DE TOLEDO

256 pages

Éditions Verdier

Collection jaune

                                               

La nuisance épigénétique[1] des morts

Thésée, sa vie nouvelle est le deuxième ouvrage de Camille de Toledo, publié aux éditions Verdier et s’inscrit dans le sillon tracé par les récits fragmentés de Vies potentielles. Ce recueil biographique, jalonné de photographies et d’illustrations, est composé de neuf chapitres et se termine par un post-scriptum. 

Le roman s’ouvre par une ode à la mémoire d’un frère disparu. D’emblée, le lecteur est pris dans le tourment de l’action où le narrateur, voulant rayer de sa vie tout ce qui le rattache à l’Ouest, s’enfuit vers l’Est dans l’espoir de se refaire une vie nouvelle, libérée de toute empreinte du passé jusqu’à en vouloir oublier la langue dans laquelle il a été élevé. Il va même jusqu’à emprunter des mots d’anglais et d’allemand dans son récit.

Thésée, le personnage principal du récit, est en effet nourri des épreuves très dures que l’auteur a traversées. Afin de concevoir ce recueil comme une thérapie pour se libérer d’un passé chargé de silence, de secret, l’auteur a dû attendre treize ans. En effet, contraint par un mal de dos persistant, face auquel la médecine moderne est impuissante, l’écrivain se demande si sa maladie ne serait pas liée au suicide de son grand-père maternel ainsi qu’à celui de son frère. Le premier s’est donné la mort par un coup de fusil, d’où cette sensation de souffrance ressentie aux tempes, le second s’est pendu à son radiateur : « le côté gauche de mon corps - mon frère était gaucher - se fige ; mes dents s’infectent, le dos ne tient plus ; tout chute et je sens autour de moi l’obscurité dont je voudrais sortir » (p. 64).

Mais quel lien existe-t-il donc entre le Thésée mythologique et le héros du récit ? Tous les deux ont souffert de la perte d’un être cher, tous deux ont été des orphelins, tous deux ont fui et ont affronté un minotaure pour sortir de l’engrenage d’un labyrinthe réel ou fictif. À cette différence près que le Thésée moderne abrite plusieurs minotaures : le minotaure de la maladie qui emporta Oved (l’enfant perdu de l’arrière-grand-père), le minotaure des deux Guerres mondiales, le minotaure du capitalisme, de l’économie, du pouvoir et celui de l’Histoire des Nations. Aussi cherche-t-il désespérément à sortir des méandres du cercle vicieux généré par la perte d’êtres chers.

Pour mieux cerner les sentiments rationnels et irrationnels auxquels il est confronté, Thésée va remonter le fil du temps et dévoiler un secret longtemps gardé : celui du suicide de son arrière-grand-père, Talmaï. Petit à petit, il va dénouer d’autres fils et mettre le doigt sur la peur face à des actes inexplicables et des blessures de l’Histoire enfouies en chacun de nous. Ce faisant, à la petite histoire viennent se mélanger des faits et des événements de la Grande Histoire. De même, Thésée se demande dans le chapitre intitulé « Les lettres de Nissim » si son arrière-grand-père Talmaï – « celui qui se cache » – tout comme son frère Nissim n’auraient pas commis l’erreur de taire leur origine juive au monde et par ce fait briser l’Alliance de leurs ancêtres jusqu’à en oublier les prières et embrasser même une nouvelle Alliance – celle de la France – en défendant les principes de cette nouvelle terre d’adoption. D’ailleurs, à part Thésée, tous les personnages du roman portent un nom juif.

Certaines dates attirent l’attention du lecteur par leur récurrence, leur synchronie voire même leur anachronie. Est-ce qu’elles soulignent la prédiction de la malédiction ?  Ou ne sont-elles que des coïncidences ?

Les monologues versifiés du personnage principal sont l’écho de sa douleur, de sa blessure, tandis que l’absence de majuscules au début des paragraphes et le manque de ponctuation à la fin suggèrent la préférence de l’écrivain pour une typographie subtile voire intrigante, donnant au lecteur un sentiment de vertige lié à l’existence humaine. Ce vertige est aussi associé à une enquête sans cesse relancée et souligne l’influence d’autres formes d’art sur la visualisation, par ce même lecteur, des pages du livre. Une telle influence est visible dans la variation des différents types d’écriture : le poème, les archives écrites et visuelles, le mythe, l’histoire intime et universelle.

Le plus souvent, le narrateur utilise la 3ème personne du singulier pour parler de Thésée dans les paragraphes qui ne sont pas marqués typographiquement par l’italique. Dans les paragraphes en italique, l’usage de la première personne du singulier permet à Thésée de s’exprimer avec un « je » qui est cependant universel, un « je » de partage, un « je » d’exil.

Le lecteur va être poussé tout au long du roman à trouver différentes réponses à la question primordiale qui obsède le personnage principal : « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? ». Une question à laquelle fait écho une autre question que l’auteur évoque dans le post-scriptum « […] que reste-t-il des techniques qui cherchent à [effacer la blessure, la douleur] et quel nom donner à ce qui nous dépasse, nous déborde […] ? » Pour saisir le parcours du héros de notre histoire et savoir s’il réussira enfin à se libérer de ses obsessions maladives, il faudrait suivre le cheminement de ses pensées dans cet ouvrage dont la trame nous fait tanguer entre passé et présent, vers « un avenir relié réattaché » (p.252).

                                                            Emmy Fricke

                                                            Département de Langue et Littérature Françaises

                                                            FLSH, Section 2, Université Libanaise



[1] Mot souvent employé par l’auteur tout au long de l’œuvre où il se réfère à des études génétiques et psychologiques qui peuvent influencer de manière directe ou indirecte la personnalité de tout être humain. 

 

 Hervé Le Tellier

L’Anomalie

Éditions Gallimard, 2020 (327 pages)

 

L’incompréhension

 

  Ce roman reste incompréhensible si l’on ignore l’arrière-plan de l’auteur de l’Anomalie, Hervé Le Tellier. Celui-ci appartient au groupe littéraire l’OuliPo qui a succédé à celui de la Pataphysique de Boris Vian, et actuellement, Le Tellier est le président de ce groupe littéraire :

  « (L’Ouvroir de Littérature potentielle), généralement désigné par son acronyme (OuLiPo) est un groupe de Littérature inventive et innovante, fondé en 1960, à l’initiative du mathématicien François Lionnais et de l’écrivain Raymond Queneau. Il a pour but de découvrir de nouvelles potentialités du langage et de moderniser l’expression à travers des jeux d’écriture ».

  Ce roman se situant entre la science et la philosophie fait partie de la littérature potentielle. D’après le romancier Georges Perec, L’Anomalie est un roman de romans qui se fonde sur l’utilisation de contraintes formelles, littéraires et mathématiques qui marquent son style. Parmi ces contraintes, on évoquera ce qui suit :

-          La Disparition, roman de Georges Perec, publié en 1969 ; ce roman ne comporte pas une seule fois la lettre e, pourtant la plus utilisée en français.

-          Anaérobie : Priver le texte de la lettre (R).

-          Antérime : Poème dont la rime est au début des vers.

 

  Parmi les contraintes imposées par le président actuel de l’OuliPo à ses lecteurs, il y a l’incompréhension, et parmi les épigraphes publiées au début du roman, nous nous intéressons à celle qui, précisément, traite de l’incompréhension. À ce propos, Hervé Le Tellier cite l’écrivain et personnage Victor Miesel qui dit :

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence et même le génie, c’est l’incompréhension. »

  Puisque l’anomalie de l’évènement mystérieux auquel s’expose l’avion d’Air-France constitue un lien commun entre les chapitres du roman en lice pour le prix Goncourt, il est important de mettre les lecteurs au courant de ce grave incident :

« En juin 2021, un évènement insensé bouleverse la vie de centaines de […] passagers d’un vol Paris New-York tels Blak, […], tueur à gages, Slimboy, un pop star nigériane, […], Joanna, redoutable avocate, […], 0u encore Victor Miesel, écrivain confidentiel […]. »

  Ce qui est étonnant est que l’équipage de cet avion et ses passagers, après atterrissage à l’aéroport JFK aux États-Unis, sont accueillis par l’armée et le FBI. Or ce même avion au bord duquel il y a 243 voyageurs traversant une zone de turbulences, s’est posé sur le tarmac du même aéroport trois mois plus tôt. Ce fait inexplicable a intrigué les scientifiques et les services secrets et leur a fait supposer qu’il s’agissait peut-être d’extra-terrestres, de revenants, de clones (personnes dupliquées) ou encore d’imposteurs dont la vie serait partagée avec leurs doubles.

  Ce dédoublement apparaît chez les sept passagers interrogés par les services secrets suivant le protocoles 42. Blak est un tueur à gages et père de famille respectable, Slimboy est pop star et vit dans le mensonge, tandis que Joanna est une avocate connue par ses failles. Quant à Victor Miesel, bien qu’il soit écrivain confidentiel, il est soudain devenu très célèbre. En bref, ces personnages ont tous des secrets, des failles et des fêlures.

  L’Anomalie est donc un roman de romans comprenant une multitude de personnages et possédant des genres différents : le style de ces histoires est policier, psychologique, humoristique et populaire. Quelques-unes sont pastichées, comme celle de Blak, qui est empruntée à l’auteur policier américain Mikey Spillane. Le double est incarné par la confrontation des passagers à l’avion qui risque de faire une chute catastrophique. C’est aussi la confrontation de l’homme à lui-même, comme c’est le cas de Victor Miesel qui est confronté à son revenant. C’est là où l’on exploite la mise en abyme puisque c’est le revenant qui fait la lumière sur les énigmes relatives à la vie de son double, comme c’est le cas dans Aurélia de Gérard de Nerval et dans Le Horla de Maupassant. Pourtant, la mise en abyme accomplie (ou l’histoire dans l’histoire) se manifeste dans L’Anomalie de Victor Miesel, considéré comme un miroir où Hervé le Tellier se mire afin d’écrire son propre roman. Autrement dit, L’Anomalie de Hervé le Tellier est un pastiche de celui de Victor Miesel.

  Sachons également que ce roman oulipien est un roman d’anticipation et de science-fiction ; l’action romanesque y a lieu en 2021. Ce qui est illogique est que le même avion avec le même équipage et les mêmes passagers, s’est posé deux fois en mars et en juin 2021. Le temps futur dont parlent les personnages est un temps passé pour les agents secrets, comme la date de l’anniversaire de Sophia possédant la grenouille Betty. Le confinement dû au Covid 19 dont parle Emmanuel Macron, le Président français dans son discours de 2021, s’était achevé il y a un an. Sans parler des citations détournées et des aphorismes. Au dire de l’écrivain Hervé le Tellier, la culture numérique contribue à élargir le choix des genres littéraire et le champ de la culture universelle. C’est la première fois que l’on est ainsi plongé dans l’univers des romans policiers américains contemporains.  

 

Hassan Muayed Abbas

Université de Mossoul

Département de Français

 Mohammed Aissaoui

Les Funambules

Éditions Gallimard, 2020 (224 pages)

 

Le fil de la vie

 

À part les épigraphes publiées au début du livre, faisant allusion aux poètes surréalistes auxquels s’intéresse l’auteur de ce livre, on met l’accent sur le paratexte, à savoir le titre du roman autour duquel tourne l’action romanesque. Un funambule est un acrobate marchant sur une corde, à l’aide d’une barre afin de garder l’équilibre et d’éviter de faire une chute qui pourrait lui faire perdre la vie. Celui-ci est semblable à l’homme dont la vie risque de basculer à tout moment en s’exposant à la maladie, au handicap, au licenciement, à l’intoxication et à la mendicité. Le lecteur ressent pendant sa lecture l’existence d’un rapport dialectique entre le titre et le fond du roman car l’un permet d’éclairer pour nous la signification de l’autre.

  Le style journalistique de ce roman s’explique par la carrière du romancier, journaliste au Figaro. Le narrateur s’inspire, pour la répartition des chapitres de l’histoire, des interviews effectuées en tant que biographe pour anonymes. Ce roman est d’un abord facile car il est adressé au lecteur lambda. Le passé simple n’y est jamais utilisé ; son vocabulaire est à la portée de tous. Au premier abord, on a l’impression qu’il s’agit d’un recueil de nouvelles mais l’on découvre petit à petit l’existence de points communs portant sur le bénévolat exercé au profit des personnes démunies de la société. Ce roman adoptant un style simple, est divisé en plusieurs chapitres non numérotés mais thématisés.

  À mon avis, nous pouvons lire le roman sans nous appuyer essentiellement sur son intrigue qui est banale et qui repose sur l’histoire de l’immigration d’un père de famille en France sans avoir réalisé un retour productif a la famille, ce qui contraint les siens – la mère et le fils, âgé de 9 ans – à s’expatrier à leur tour pour échapper à la misère. Or, ce qui demeure important pour le lecteur, c’est Nadia, son amour de jeunesse, l’épaule où il pose sa tête, l’amour inavoué, voire l’amour perdu.

 D’après le narrateur, « Nadia était une funambule, toujours sur le fil de la vie », qu’elle soit bénévole ou démunie. Nadia est pour le narrateur un début d’espoir, tel celui de Nadja, qui possède la même signification en russe. Ainsi, le narrateur part à sa recherche dans les réminiscences littéraires de Breton (Nadja), dans les yeux d’Elsa d’Aragon (Le roman inachevé), de Supervielle, de Camus. Enfin, c’est elle qui lui fait ouvrir les yeux sur l’importance du livre et de la lecture, ce sur quoi il s’appuie pour survivre en France. La phrase résonnant dans sa mémoire pour longtemps, c’est celle empruntée par Nadia à Jules Supervielle : « Je tremble, au bout d’un fil, si nul ne pense à moi, je cesse d’exister. » À l’opposé, il retrouve Nadia dans les autres femmes ayant vécu la même fêlure sociale telles Monique, Sonia et Laure.

  Comme on l’a déjà dit, les chapitres de Les Funambules sont divisés par thèmes dont le plus illustratif s’intitule « Aux restos du cœur », destiné à présenter une aide aux gens les plus nécessiteux, comme on jette une bouée a un naufragé. L’humoriste Coluche prend la responsabilité de mettre sur pied ce grand projet suite au refus déclaré par l’État et les politiciens. Ces restos sont financés notamment par le bénévolat. Après la mort du fondateur, c’est le chanteur Jean-Jacques Goldman qui en prend le relais. En effet, il n’est pas suffisant de nourrir ces indigents ; il faut aussi leur trouver un toit et les intégrer à la société.

  Parmi les lacunes de ce roman, on mentionnera en particulier les détails qui reviennent en leitmotive dans les interviews de sorte que le lecteur pense qu’il n’est pas en face d’une fiction mais devant une enquête sociale consacrée aux couches sociales basses. Toutefois, l‘auteur réussit ici à investir le journalisme au service de la littérature en exposant une cause humaine, munie de multiples exemples, tirés de la vie quotidienne. Le narrateur nous apparait comme étant reconnaissant au pays d’accueil. En même temps, bien qu’il ait quitté son pays d’origine à 9 ans, l’attachement à ce dernier est indéniable parce qu’il oscille sentimentalement entre les deux mondes.

Hassan Muayed Abbas

Université de Mossoul

Département de Français

 AMADOU AMAL Djaïli 

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020 (163 pages)

 

Histoires de femmes

Les Impatientes est un roman polyphonique de l’écrivaine africaine Djaïli Amadou Amal. En créant trois histoires de trois femmes dont les destins sont liés, l’auteure réussit à nous faire vivre ses souffrances personnelles, associées à un passé qu'elle incarne dans ses trois personnages peuls au Sahel confrontées au mariage forcé, au viol conjugal et à la polygamie. Consécutivement, elle parvient à briser les tabous en dénonçant la condition féminine au Sahel et en nous transmettant un discours bouleversant sur la question universelle des violences faites aux femmes.

Le type de narrateur est un narrateur personnage principal ou un narrateur héros. Dans ce texte, il y a plusieurs narratrices : Ramla, Hindou et Saffira. Toutes trois se relayent pour raconter leurs histoires dans des chapitres séparés. C’est pourquoi les événements se limitent à ce que vit l’héroïne et à ce qu’elle voit de ses propres yeux. Pour ne prendre qu’un exemple, quand nous lisons l’histoire d’Hindou, nous estimerons qu’elle ne dit que peu de choses à propos de la vie de sa sœur Ramla :

« C’était de ma faute si j’avais souffert plus que les autres. Si je m’étais laissé faire, je n’aurais pas eu à subir tout ça ! Tiens, Goggo Nenné lui avait raconté que Ramla était aussi pure que moi mais que personne n’avait entendu le son de sa voix. » (Hindou, chapitre 2, p. 4)

L’auteure souhaite nous montrer la souffrance que subit chaque héroïne à cause des décisions prises par les personnages virils, comme le mariage forcé, le viol conjugal, la polygamie et le consensus silencieux. En outre, le lecteur s’identifie aux héroïnes du roman et partage leurs propres sentiments à travers le point de vue interne. En effet, le lecteur vit ce que vit l’héroïne, ce qu’elle ressent et voit de ses propres yeux. Ceci est clair lorsque Ramla cherche à tenir la main de sa sœur Hindou lors de leur grand mariage double :

« Ma sœur ne retient plus ses larmes et sanglote. Elle suffoque. Je cherche sa main et la serre pour la réconforter. Devant sa détresse, je me sens forte malgré ma peine. Maintenant que je me sépare d’elle, Hindou me devient plus chère. » (Ramla, chapitre 1, p. 3)

En effet, Ramla décrit ce qu’elle voit devant elle, et comme ce point de vue narratif-là est interne, on ne peut savoir ce qu’Hindou a vraiment ressenti, dans la mesure où la narratrice est Ramla.

La patience est une vertu selon la famille de Ramla, et même selon tous les citoyens là-bas, mais une vertu propre aux filles et aux femmes seulement. De plus, l’auteure a choisi de nous projeter au centre des événements, et ce dès les premières phrases du roman, dans la chambre où le père et les oncles de Ramla et Hindou énumèrent leurs futurs devoirs d’épouses au jour de leur mariage. Ensuite, dans les chapitres suivants, la narratrice racontera ce qui s’est passé avant ce jour-là. Selon moi, c’est une très belle manière, intelligente, de commencer le roman en éveillant la curiosité du lecteur aussi.

Nous apprécions la capacité de l’auteure à diversifier les méthodes narratives dans chaque histoire, et à différencier le discours de chaque héroïne par rapport aux autres. En effet, il est indéniable que l’auteure a excellé dans la description du changement de comportement, de réflexion, de propos et de caractère de chaque héroïne. Ce qui nous laisse penser qu’il y a vraiment trois personnages différents qui nous racontent leurs histoires.

La scène qui m’a fait y réfléchir a lieu dans les deux premières histoires (Ramla et Hindou). En effet, bien qu’Hindou et Ramla soient deux sœurs qui partagent le même sang, Hindou se comporte différemment de sa sœur le jour de leur mariage. Elle pleure abondamment et supplie son père de ne pas autoriser ce mariage, essayant de sauver son avenir et son destin. Par contre, Ramla reste calme et ne dit pas un mot. Ce qui montre à quel point Ramla est un personnage sage qui maîtrise ses affects tandis que sa sœur est émotionnelle. Or Ramla sait que sa mère serait répudiée si elle choisissait de s’enfuir. Elle sacrifie alors son destin, ses rêves et son bonheur personnel pour protéger la paix de sa famille.

Le roman est riche en mots exotiques qui reflètent les coutumes africaines comme :  la daada-saaré, munyal, jiddere-saaré, peuls, gandoura, le zawleru, tam-tam, les griots, etc. D’autres mots sont associés à la sphère sémantique de l’Islam :  Le voile, la mosquée, le Coran, les cinq prières, etc.

En outre, la narratrice utilise la nature pour refléter ses états d’âme. Ramla la décrit notamment lors de sa dernière soirée chez sa famille. Le ciel, la lune et l’air sont charmants et leur caractère captivant contraste avec ce que vit la pauvre Ramla :

« Tard dans la nuit, fatiguée de ressasser mon amertume, j’éprouvai subitement le besoin de sortir de cette chambre austère. J’avais envie de voir la lune, de contempler les étoiles. Je les reverrai certainement de là où je serai, mais auront-elles toujours le même éclat ? Et l’air ? Sera-t-il toujours aussi pur ? Et le doux fredonnement du vent léger entre les feuilles de nimier ? Sera-t-il aussi chargé de senteurs fraîches et délicates ? Et le sable sera-t-il toujours aussi doux sous mes pieds ? »

Aussi...

« La nuit était calme, fraîche pour la saison, et le ciel parsemé de milliers d’étoiles. La lune illuminait la ville, et l’on voyait comme en plein jour. J’aurais voulu une nuit noire, aussi effrayante que cette angoisse qui m’enserrait la gorge et me nouait l’estomac. » (Ramla, chapitre 8, p. 3)

 

Malgré un style qui retient, le roman est monotone : il est caractérisé par des répétitions de mots, d’adjectifs et d’expressions, tout au long du roman. L’auteure répète la même idée de soumission de la femme sans aller plus loin. De plus, la narration des événements et des préparatifs du mariage est trop longue et excessivement détaillée.

Bien que les détails soient un élément nécessaire pour donner au récit de l’esthétique, l’exagération des détails et l’attardement sur les mêmes points distraient le lecteur et l’éloignent du cours des événements. En guise d’exemple, dans le chapitre 7, Ramla persiste dans les détails des préparatifs du mariage mais sans que ces derniers soient indispensables au déroulement de l’histoire.

Par ailleurs, le texte est pauvre en figures de rhétorique telles que l’allégorie, la personnification, la comparaison et la métaphore. Il est aussi inutile d’essayer de lire entre les lignes à cause de l’absence de connotation. Or, l’œuvre littéraire n’est-elle pas l’occasion de faire apparaître une valeur esthétique et un message caché ?

Enfin, l’image violente et négative de l’Islam montre le manque de connaissances de l’auteure et ses idées superficielles à propos de l’Islam. Cela pourrait transmettre un message erroné aux lecteurs non-avertis, les menant à penser que l’Islam est une religion de violence où les filles et les femmes subissent des actes de coercition masculine et où les femmes doivent à leurs époux ou à leurs pères la considération, l’obéissance, et la soumission totale sans avoir le droit de se plaindre ou de choisir leurs époux, ou simplement leur chemin dans la vie. Or l’Islam est une religion de paix, d’affection, de compassion, où il y a une relation pure entre l’esclave – le croyant – et Allah. Par ailleurs, les femmes dans l’Islam ont des droits au même titre que les hommes, et il faut que le père traite ses filles et sa femme avec tendresse et gentillesse, sans les forcer à faire ce qu’elles détestent.

Dunia Mohammad Ayman Mamdouh Abu Al-Shamat

Université de Petra

Hervé Le Tellier,

L’Anomalie,

Éditions Gallimard, 327 pages.

 

L’incompréhension

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension. » Cette épigraphe est à l’origine attribuée à Victor Miesel, l’un des personnages du roman polyphonique. Elle accompagne le lecteur dans un univers qui surpasse toute attente initiale, à laquelle on pourrait songer. Ce roman interroge les frontières entre science et religion et explore le vécu de plusieurs personnages dont la vie a subi un impact décisif à la suite d’un vol reliant Paris à New York.

Le texte présente le récit de vie d’un certain nombre de passagers du vol 006 de Paris à New York, passagers dont la vie change lorsqu'une tempête de grêle intercepte leur avion. Parmi eux, Blake, qui mène une double vie de père respectable et de tueur à gages ; Victor, l’auteur désespéré qui se nourrit de ses traductions de romans étrangers ; Lucie, une femme qui a perdu confiance dans les hommes ; David, le père atteint de cancer ; et bien d’autres personnages.

À l’instar des films américains de suspense qui nous incitent à remettre en question les événements et à nous poser plusieurs questions – qui, quoi, pourquoi et comment –, le texte nous amène à nous demander ce qui se passe quand une tempête de grêle impacte un avion en plein vol. Comment l'un des personnages qui s’était déjà suicidé se retrouve toujours en vie ? Comment une femme stérile tombe-t-elle enceinte ? Comment se fait-il qu’un couple qui s'était séparé en mars soit toujours ensemble trois mois plus tard ? Ces questions auxquelles personne ne peut répondre avant de terminer la lecture du roman atteste de sa singularité et reflète un univers compliqué qui, d’emblée, restreint dans lequel nous vivons.

Une autre caractéristique du roman qui doit être appréciée est que le narrateur, qui se sert du point de vue omniscient, décrit chacun des personnages par un style unique propre à leurs vécus (métier, culture, éducation, classe sociale). Enfin, la façon dont l'auteur nous fait découvrir les personnages sous l’effet de l’attente, celle dont il nous décrit leurs états d’âme, leurs sentiments, leurs pensées, reflète l’originalité de l’œuvre et nous en rend prisonniers, incapable de nous détacher du texte avant de tout lire et de tout assimiler.

 

Amal Rami Khaled Al-Masri

Université de Petra 

 

 AMADOU AMAL Djaïli 

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020 (163 pages)

 

La voix des femmes

La militante féministe Djaïli Amadou Amal détaille dans son roman les Impatientes les us et coutume des Peuls et met en relief les traditions qui soumettent les femmes aux pouvoirs virils. Racontant l'histoire de trois personnages différents, l’auteur dénonce l’injustice que subit la femme peule.

Ramla et Hindou se marient à l’âge de dix-sept ans en raison du pouvoir absolu de leur père. Ramla épouse un homme qu’elle n’aime pas et Hindou se voit mariée à son cousin violent et alcoolique. En ce qui concerne Safira, le troisième personnage, celle-ci se sent trahie à cause de la polygamie, en dépit du fait qu’elle a de son plein gré permis à son mari d'épouser Ramla. D’ailleurs, l'auteure elle-même montre bien comment Ramla et Hindou, bien que demi-sœurs, ont des personnalités très différentes. Malgré la disparité de leurs caractères, leurs destins demeurent toujours liés. Ramla, incapable de se confronter à la vie réelle, reste prisonnière de ses rêveries tandis qu’Hindou se bat farouchement pour sa liberté.

Les discours de Ramla et Hindou sont construits à partir de courtes descriptions. Leur prise de conscience de la situation qui est la leur ainsi que leur complicité se lisent à travers le nombre important de dialogues présents dans leurs récits. En revanche, Safira opte pour le monologue intérieur, ce qui atteste de sa lutte intérieure vis-à-vis du deuxième mariage de son mari où elle subit la polygamie. Cependant, une fois que nous lisons l'histoire de Ramla, nous prenons davantage la mesure des histoires de sa sœur et de sa coépouse (Safira). Cependant, le fait de commencer à lire les chapitres dédiés à ces deux dernières contribue à rendre le texte monotone, dans la mesure où nous connaissons déjà leurs histoires – pourquoi alors les relire de leur propre point de vue ?

L'auteure montre également comment les Peuls prennent prétexte de l’Islam afin de contrôler les femmes et leur dicter le licite et l’interdit. Pour ne citer qu’un exemple, Safira doit se résigner à l’idée stipulant que la polygamie est une bonne tradition de sa tribu car l’islam l’autorise. Pourtant, cet attachement à respecter aveuglément les enseignements de la religion par des hommes alcooliques et abusifs, sujets à des comportements défendus par la religion, montre l’hypocrisie de ceux qui détournent l’islam et l’utilisent à des fins personnelles parce qu’ils souhaitent imposer leur supériorité masculine.

Enfin, nous tenons à signaler que le terme « Munyal » est utilisé tout au long du roman de manière très esthétique. La récurrence de ce mot exotique, qui signifie patience en Peul, est l’une des façons qu’utilise intelligemment l’auteure pour nous montrer comment la société virile tente d’enrayer toute sorte de révolte en demandant aux femmes d’être patientes dans la vie puisqu’Allah qui aime les patients.

Le titre du roman, Les Impatientes, sert donc à amplifier les voix des femmes opprimées à travers le monde en répercutant la façon dont elles sont traitées comme des citoyens de second degré.

Amal Rami Khaled Al-Masri

Université de Petra

 

 

Camille de Toledo

Thésée, sa vie nouvelle,

Éditions Verdier, 2020 (256 pages)

 

 

 

Le labyrinthe

 

" Fuir la lignée des hommes qui meurent". Emporter quelques archives familiales et partir dans un train vers l'Est. Thésée fuit les deuils et la douleur. Il fuit une langue, un pays et cherche laborieusement à tout réinventer. Auparavant, il y a eu un évènement marquant, un trauma : le suicide du frère aimé, Jérôme :

 

après plus de trente ans d'une crise du capitalisme

tu as rendu ta vie

et je suis, depuis ce jour, ton survivant

celui qui porte sur son dos l'énigme

de ta mort

 

Le narrateur sonde l'histoire d'une survie, la sienne, dans les ruines et les angles d'une histoire familiale qui hante de ces ombres, de ses fêlures, de ses mensonges, les corps et les douleurs du présent.

            Thésée est coincé dans son labyrinthe intime, un labyrinthe familial qu'il a voulu oublier en partant vivre à Berlin avec ses enfants. Thésée a cru que la rédemption viendrait de l’exode, vers un autre pays, là où personne ne sait les malheurs qui l’ont précédé. Mais la fuite n’est pas la solution : autant enterrer une taupe, qui n’en creusera pas moins de multiples galeries qui fragiliseront le sous-sol : « Je fouille le passé pour retrouver des preuves de mon existence et aussi pour guérir mais qui tue celui qui décide de mourir ? et celui qui survit, c'est pour raconter quelle histoire ?...nous ne sommes pas des corps isolés ni des consciences séparées, la matière porte une mémoire, une intelligence plus vastes qui nous relient, nous sommes un flux continu d'apparitions et de disparitions traversé de mille désastres ».

         Le narrateur revient sur les générations qui l’ont précédé, sondant les liens qui les relient les uns aux autres, à la manière d’un fil d’Ariane qui serait cette fois non pas libérateur mais empoisonné – la corde du pendu devenant celle qui enserre le cou du « survivant », qui le cloue au sol, l’empêche de bouger.

L’arbre généalogique devient un labyrinthe d’où personne et surtout pas Thésée, « le frère qui reste », ne peut s’échapper. Les racines, le passé comme destin, voilà ce que scrute le narrateur à chaque ligne de ce livre original et poignant.

          Alors c’est de regarder l’histoire en face, sans esquive, en parcourant les INDICES que les ancêtres ont laissés tout au long de l’histoire : sous forme de lettres, de photos, de cartes, autant de traces qui guideront l’homme atteint dans son corps et que toutes les médecines du monde ne parviendront pas à soulager.

C’est un roman tendre et âpre à la fois, celui d'un homme en colère, d'un homme qui souffre et veut vivre pour lui comme pour ses enfants, afin qu'ils ne portent pas le poids des secrets.  Au-delà de la trame personnelle, le roman constitue une interrogation et une réflexion universelles sur des questions existentielles ayant trait à la vie, à la mort, à l’échec, à la promesse, à la trahison, à la perte, au deuil….

D’une écriture hétérogène, la narration mêle les perspectives : temporelles (présent, passé) ; spatiales (le roman est partagé entre la ville de l’Est : Berlin et celle de l’ouest, Paris) ; graphiques (le récit est jalonné de photos, de cartes, qui sont comme des repères narratifs permettant l’enclenchement du récit) et scripturales (le récit alterne des paragraphes en prose et une écriture s’apparentant au vers, centrée, disposée au milieu de la page).

Dans cette confluence des genres et des perspectives, le texte de Camille De Toledo, nom de plume d’Alexis Mital, constitue une longue méditation sur les peurs, sur le poids de l'histoire qui se transmettent de génération en génération.  Un texte bouleversant, foudroyant de beauté, à lire absolument.

Tout lecteur, à un moment ou un autre du récit, se RETROUVERA pris dans ce labyrinthe de poésie, de souffrance, de questions, de méditations et de Beauté.

 

Sara Al Sobae

Université Princesse Nourah bint Abdulrahman

Faculté des Langues

Département de traduction

  Mohammed Aissaoui

Les Funambules

Éditions Gallimard, 2020 (224 pages)

 

La fragilité humaine

 

 

            Je tremble au bout d’un fil.

            Si nul ne pense à moi je cesse d’exister. 

Jules Supervielle

  

Mohammed Aissaoui, journaliste littéraire, essayiste spécialisé dans la littérature française et francophone est un écrivain de la mémoire qui prête sa plume aux « Sans noms ». Avec une grande empathie, il les fait exister dans un paysage romanesque passionnant.

L’auteur raconte en effet la quête d’un jeune homme qui met son écriture au service des démunis. Biographe pour anonymes, il écrit l’histoire des autres et brosse les portraits sensibles d’une humanité fragile. Dans sa quête, il rencontre des hommes et des femmes en équilibre sur le fil de la vie. Mais Kateb le narrateur se lance aussi dans une quête amoureuse pour retrouver Nadia, qui aide également les pauvres. Nadia dont le souvenir s’éloigne au fur à mesure qu’il s’en rapproche.

 

Kateb raconte, tout au long du roman, plusieurs récits qui s'entremêlent : le récit familial, le récit d'un amour nostalgique et le récit de plusieurs personnages en rupture avec la société active, que la vie a abandonnés et qui se retrouvent de fait à la marge.

 

Mohammed Aïssaoui écrit pour ceux qui ne parviennent pas à exprimer cette misère qui colle à leur vie, pour ceux qui n’arrivent pas à inscrire leur histoire dans une généalogie, pour laisser une trace.

Le romancier offre ainsi une palette de personnages où tous les sentiments humains, bons et mauvais, sont présents et décrits. L'écriture de cette fiction repose sur une immense humanité, car elle conduit le lecteur à pénétrer dans les méandres des âmes en difficulté.

L’écriture permet de recomposer l’espace social disloqué, de relier le passé et le présent, donnant consistance à une expérience qui a traversé des frontières lointaines.

Le texte de Mohammed Aïssaoui est extrêmement bien construit. Il se caractérise par une écriture sobre, un style dense et fluide car son texte est actuel dans son face-à-face avec la souffrance qui accompagne ces équilibristes de l’existence, qui nous rappellent la fragilité humaine et les fêlures habitant chacun d’entre nous.

L’écrivain accomplit ainsi une plongée dans les milieux associatifs avec des portraits de bénévoles qui aident à comprendre les gens démunis, et dans le même temps, permettent de saisir combien ces associations caritatives peuvent être de véritables entreprises hiérarchisées au service des démunis.

 

Le récit est un texte fictionnel qui évoque l’amour, les démunis, mais aussi la difficulté identitaire à être « d’ici et de là-bas ». C’est un roman qui évoque les misères sociales et psychologiques. Des histoires de vies qui sont racontées par bribes, éprouvant les multiples situations de détresse qui revendiquent le fait qu’« il n'y a pas de honte à être pauvre ».

                 

Dans Les Funambules, l’auteur est allé dans les profondeurs de ses personnages, dans leurs motivations et a montré que ces gens-là ont aussi leurs fêlures. Pour lui, ce sont vraiment des héros de l’ombre.

« Écrire c’est donner la parole aux autres et rendre hommage à ces personnages qui embellissent notre univers ».

 

Norah Ahmed Almuqhim

Université Princesse Nourah bint Abdulrahman

Faculte des Langues

Département de traduction

 

 Jean-Pierre MARTIN

Mes fous

Éditions L’Olivier, 2020 (154 pages)

 

 

La réconciliation

Mes Fous, titre du roman de Jean-Pierre Martin, paru aux Éditions de l'Olivier, nous interpelle d’emblée à plus d’un titre. Surprenant peut-être par l’emploi du substantif, et néanmoins plein d’empathie par le possessif, il interroge notre relation à l’Autre, mais aussi nous plonge dans le territoire du moi, titille notre conscience et par-delà nous invite à sonder notre cœur pour nous réconcilier avec notre humanité profonde :

« Est-ce que j'attire les fous, ou bien est-ce moi qui cherche leur compagnie ? »

Cette phrase, doublement interrogative, prononcée par le héros Sandor, en dit long sur la perplexité et les émotions de ce père qui tente d’élucider les mystères de la maladie mentale de sa fille Constance. Ses sorties deviennent les lieux de rencontre avec des personnages extravagants, mais « si blindés de banalités », « ses » fous, tels que le « fou météo », « le fou politique », « la marcheuse rumineuse », « l’errant du RER », etc.  Le narrateur s’approprie ces fous qu’il croise, côtoie, attire, écoute : « Parfois je ne suis plus qu’une oreille. ». Il devient le dépositaire des récits des uns et des autres. Son carnet de notes en recueille les détails les plus attendrissants et les plus complexes qui nous brossent les portraits psychologiques, intimes, de ces corps « errants éphémères ».

Au fil de cette narration à la première personne, le narrateur/ personnage essaie de scruter notre conscience, en nous happant dans sa bulle, sa sphère personnelle, son histoire compliquée et attendrissante. Une atmosphère oppressante, certes, compensée toutefois par un style léger, une écriture intime, ponctuée par des phrases courtes, et alimentée par des réflexions profondes et des citations sur la folie.

« La folie est une occupation de l’espace », n’est-ce pas ? et pourtant une phrase aussi anodine refuse l’évidence et nous rend perplexes. De telles assertions ne demandent qu’à être interrogées dans notre monde contemporain où la folie devient prétexte à l’indifférence ou, pire encore, à la peur de l’autre. Mes Fous n’est pas un voyage à travers la folie ni encore moins un voyage ordinaire. Tout au contraire. Ce récit de vies extravagantes est un voyage à travers la lucidité, parce que, habité et rongé par la soif de l’autre, il se veut une reconquête de notre humanité, une invitation à renouer avec nos valeurs universelles, valeurs d’empathie et de compassion. C’est la quête de l’identité personnelle pour retrouver les liens qui définissent la nature humaine.  Et si « le fou, c’est d’abord celui qui est sans interlocuteur », nous sommes alors tous concernés dans ce monde d’aujourd’hui qui nous impose solitude et indifférence. Ce livre poignant par l’empathie qu’il exprime est un cri de détresse face à l’oubli général.  À lire absolument, sans modération. Surtout pas.

Shaden AlKhashman

Université Princesse Nourah bint Abdulrahman

Faculté des Langues

Département de traduction

 

 Hervé LE TELLIER

L’Anomalie

Éditions Gallimard, 2020 (327 pages)

 

Le livre de l’auteur ou celui du lecteur

L’Anomalie, publié en 2020 par Hervé Le Tellier, écrivain oulipien, prépare le lecteur pour l’inattendu dès le début par son titre. Ce dernier est en résonance avec un événement inattendu qui bouleverse la vie de plusieurs personnages.

La projection de cet évènement inattendu dans un avenir immédiat, c’est-à-dire en 2021, pousse le lecteur vers une certaine identification avec les personnages du roman, appartenant chacun à une certaine couche de la société avec différents destins : Victor Miesel, Blake, Slimboy, Joanna … Victor Miesel, par exemple, est un écrivain dont le dernier livre s’intitule L’Anomalie, ce qui fait que nous nous trouvons face à un roman dans le roman. Le livre de Le Tellier est constitué de trois chapitres, mis en exergue chacun par une citation tirée du livre de Victor Miesel. Ce sont des aphorismes, qui cultivent l’art de la formule : « Le vrai pessimiste sait qu’il est déjà trop tard pour l’être », « Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension »… Ces mises en exergue donnent le sentiment que l’auteur a exprimé ses idées à travers cet écrivain imaginaire.

Victor Miesel a signé son dernier livre de « Victør Miesel » ; Victor avec un ø, signe « qui n’est que le symbole de l’ensemble vide ». Cela est en résonance avec le geste de suicide de Victor Miesel, qu’il ne considère cependant pas comme la fin : « Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. ». Cette mise en valeur du néant est également en écho avec le titre du dernier chapitre du roman, « La chanson du néant », qui met l’accent sur le vide. Il y a en outre un personnage nommé David, souffrant d’une tumeur sur la queue du pancréas qui le pousse vers le néant.

La présentation de ces personnages a permis à l’auteur d’aborder plusieurs thèmes comme la maladie, la guerre et les problèmes de l’environnement. La diversité de ces thèmes a alors créé un certain jeu d’emboîtement des genres littéraires dans ce roman, où l’on passe du polar au roman d’anticipation, puis au roman psychologique… Le jeu des genres littéraire a rendu dynamique le récit et, consécutivement, rend actif le lecteur en le mettant chaque fois dans une nouvelle situation sociale et le faisant entrer ainsi dans le jeu.

Le point remarquable est que les destins des personnages présentés séparément se croisent au cours d’un évènement inattendu. En effet, ils sont les passagers d’un avion qui se retrouve soudain nez à nez avec un gigantesque cumulonimbus. Ils passent le danger quand l'avion atterrit ; pourtant trois mois plus tard, ils découvrent que durant cet incident météorologique, le temps est retourné en arrière. Ce retour dans le passé, étant comme une occasion offerte aux personnages, pousse le lecteur à s’interroger sur ce qu’il ferait lui-même, si une telle opportunité se présentait à lui.

Bref, ce qui rend intéressant la lecture de ce livre, c’est l’accent mis sur l’art de la formule, le jeu des personnages, celui des genres et du temps mettant le lecteur devant l’art du « si » et de l’hypothèse et faisant ainsi de L’Anomalie le livre du lecteur. Nous lisons ainsi dans le roman : « Aucun auteur n’écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l’auteur. Le point final, à la limite, peut leur être commun ».

 

Zahra HADJI BABAI

Département de Langue et Littérature françaises

Université de Téhéran, Iran

 Mohammed AÏSSAOUI

Les Funambules

Éd. Gallimard, 2020 (224 p.)

À la recherche d’équilibre

On est tous des funambules, souvent on ne le sait pas et l’existence se charge de nous le rappeler ; personne n’est à l’abri. Funambule ! Au cœur de ce mot résonne une instabilité qui est sans cesse en quête d’équilibre. Les Funambules de Mohammed Aïssaoui nous embarque à bord de l’histoire de personnages qui tentent de trouver le fil de l’existence.   

Kateb, le narrateur de 34 ans, est lui-même un funambule qui a été sauvé par la littérature. Il vient de là-bas – c’est ainsi qu’il définit son lieu de naissance. Après avoir quitté son pays natal à 9 ans, il s’est installé avec sa mère, Hana-Zina, en France. Son métier, biographe des anonymes, s’inscrit dans le projet « l’écriture est la vie », par l’intermédiaire duquel il fait beaucoup de rencontres avec les aidants et les aidés de différentes associations caritatives. Les souvenirs des dons de Secours Populaires durant les misères de son enfance ainsi que sa quête personnelle, celle de son amour de jeunesse Nadia, travaillant en tant que bénévole, le motivent davantage dans ce métier. Au fur et à mesure qu’il avance dans les témoignages, il découvre les fêlures profondes des gens qui le renvoient à sa vie, dont il partage avec nous un épisode.

Né à Alger, Mohammed Aïssaoui est déjà auteur de 6 œuvres et actuellement journaliste au Figaro littéraire. La ressemblance entre Kateb et lui, leur expérience de l’immigration, leur refuge en littérature, etc., nous poussent vers l’hypothèse selon laquelle l’auteur nous parle de sa propre histoire dans Les Funambules. Il investit dans l’homme, ses sentiments et son statut social et retrace l’histoire d’émotions à partir de différents points de vue. Avec des propos aussi simples que profonds, mettant l’accent sur l’idée que « chacun porte sa fêlure », il chante la solidarité et la charité. Ainsi considère-t-il les bénévoles comme des « vrais héros des temps modernes ».

Au fur et à mesure de la lecture des chapitres, le lecteur découvre les questions-réponses qui sont exposées et qui tentent d’expliquer en détail le monde caritatif. Cela ralentit cependant le rythme et fait du roman une sorte d’introduction aux associations charitables. Tout compte fait, c’est à vous de décider si vous souhaitez vous plonger dans le monde des funambules !

 

Narjes ABDOLLAHINEJAD

Département de Langue et Littérature françaises

Université de Téhéran, Iran

Irène Frain

Un crime sans importance

Éditions du Seuil, 2020, 256 P.

 

Un crime dans le silence

 

 "Un crime sans importance", est le dernier roman écrit par Irène Frain. Elle y aborde le meurtre de sa sœur Denise, assassinée avec une violence cruelle et inouïe dans son pavillon de banlieue. Ce roman autobiographique, réparti en 5 chapitres, met en relief un problème mondial, celui de "la justice".

 Denise, soixante-dix-neuf ans, qui vit seule, est sauvagement attaquée chez elle en plein jour. Elle décède après sept semaines de coma. Irène Frain, étant la dernière informée de ce crime, commence à écrire ce roman après que le silence lui est devenu insupportable. Elle tente d'élucider ce qui a bien pu se passer, en montrant un assassinat sans rapport d'enquête remis au tribunal et sans juge d'instruction.

 Quand une personne est touchée dans son sang, et qu'il n'y a pas d'enquête en cours, comment apaiser sa colère et sa douleur ? C'est pour cela que l'auteure a écrit ce roman. Elle affronte le silence de l'injustice par ses lettres.

Tout au long du roman, on remarque que l'écriture est répétitive, avec de longs détails. Mais le lecteur a hâte de connaître la fin. Le titre, Un crime sans importance, annonce déjà cette fin : aucune trace de l'assassin n’a été pistée. L'incapacité de la loi pousse l'écrivaine à invoquer dans son histoire un juge imaginaire.

 Ce roman reflète notre monde, où la justice n'est pas toujours obtenue : beaucoup d'innocents souffrent de ce qu'ils n'ont pas commis pendant que les criminels jouissent de leur liberté.

 Irène Frain fait partie des gens qui ont pu au moins parler de cette inégalité, mais un grand nombre de victimes n'ont malheureusement pas eu cette chance. Beaucoup d’injustices demeurent jusqu'à présent des secrets…

Jana Makhour

Université libanaise

Faculté des Lettres et des Sciences humaines

Branche 4

Camille de Toledo

Thésée, sa vie nouvelle

Éditions Verdier, août 2020

256 p.

                                                                

Le labyrinthe des morts

              

La famille est la chose la plus précieuse pour nous : l’odeur de la mère, les paroles du père, le sourire d’un frère ou d’une sœur nous accompagnent toute la vie. Or, c’est bien d’une histoire familiale qu’il s’agit dans le roman de Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle. Thésée, seul survivant de sa famille, fuit avec ses trois enfants Paris, sa ville d’origine vers une ville qui lui est étrangère, Berlin. Il pense fuir la mort et esquiver ses souvenirs : son frère Jérôme s’est suicidé, son père est mort d’un cancer et sa mère a été retrouvée morte dans un train le jour de l’anniversaire de Jérôme. S’est-elle elle aussi suicidée ? Thésée entreprend un long chemin qui le ramène en réalité vers ses origines, vers sa famille et ses ancêtres. À cet effet, il se pose de nombreuses questions et essaye de trouver des réponses en épluchant d’anciennes lettres et en observant des photos qu’il a trouvées dans un carton. À travers ces documents, il essaye de communiquer avec les esprits des ancêtres, de parler avec l’esprit de son frère, pour comprendre et résoudre cette question qui le hante : « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? ».

L’histoire de Thésée ressemble beaucoup à celle de Camille de Toledo, qui lui aussi a perdu sa mère, son père et son frère dans les mêmes circonstances. L’auteur prend-il la place de Thésée dans son œuvre, essaye-t-il à travers lui de transmettre au lecteur ses tourments, sa lassitude et la tristesse qui le ronge ? Camille de Toledo et Thésée sont perçus par le lecteur comme une seule et même personne, l’une complétant l’autre.

En effet, Camille de Toledo transgresse les normes habituelles d’un roman, il mène son texte vers une autre dimension, créant presque un genre nouveau puisqu’en effet, il intègre des images, des poèmes, des répliques, et des textes en italiques. C’est cela qui fait toute l’originalité de son œuvre. Toutes ces additions permettent au lecteur de ne pas s’ennuyer et d’être très attentif au déroulement de l’histoire. Elles alimentent le suspense et le mystère.

L’écriture de Camille de Toledo qui est par moments vague et très imagée peut parfois paraitre incompréhensible pour le lecteur, qui peut avoir besoin de relire plusieurs fois certains passages pour les comprendre. Quoi qu’il en soit, l’auteur partage un monde intérieur très agité et c’est cela qui se reflète dans son roman. Les repères sont rares dans cette introspection où la mort est omniprésente, et le lecteur – qui, comme le narrateur, espère des réponses – reste parfois sur sa faim…

                                                                                                                        Mariam Ramadan Université Saint-Joseph

Campus du Liban-Sud

  

Miguel Bonnefoy,

Héritage,

Éditions Rivages, 2020

256 p.


Un héritage de crises et de conflits

 

Miguel Bonnefoy aura bien choisi le titre de son roman : Héritage. Un mot qui revient plusieurs fois dans la vie courante, et qui porte en lui deux sens. Dans son sens positif, il désigne une certaine richesse accumulée, de laquelle l’on profite ; mais un héritage peut aussi être psychologique ou moral, et se présenter comme une malédiction.

Le roman commence ainsi avec l’histoire de Lazare Lonsonier, le fils d’un immigré français (le vieux Lonsonier), au Chili. Lors de la Première Guerre mondiale, Lazare se sent comme appelé par son identité française, et ressent la nécessité d’aller faire la Guerre afin de défendre l’Hexagone. Quelques années plus tard, après être revenu et s’étant marié à Thérèse, il a une fille : Margot. Tout comme son père, cette dernière, au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, va vouloir aller combattre en tant qu’aviatrice au côté des alliés. Nous remarquons que jusque-là, tous deux partagent un attachement inconditionnel à leur identité française, leur « héritage » qui, paradoxalement, est à l’origine de l’élément perturbateur de l’histoire.  Enfin, à son retour de la Guerre, Margot donnera naissance à Ilario Da – dont l’identité du père sera dévoilée à ceux qui liront le roman – qui sera caractérisé dès sa jeunesse par son esprit fougueux. Ilario sera pris pour un révolutionnaire lors du coup d’État de Pinochet au Chili. Il subira des tortures pendant de longues semaines, enfermé dans la fameuse Villa Grimaldi, mais sera libéré grâce à sa nationalité française – son héritage, encore une fois.

Miguel Bonnefoy a lui-même cette double identité qui est à l’origine des intrigues principales du roman : il est français et vénézuélien, mais grandit entre le Venezuela et le Portugal. Plusieurs de ses livres placent l’intrigue principale en Amérique du Sud, et il n’hésite pas à évoquer les traditions et mythes locaux de ces pays, éclairant sur leurs histoires traversées de révolutions sanglantes et de conflits politiques. Il a remporté plusieurs prix pour son œuvre, dont le prix Sorbonne Nouvelle, le prix Landernau des lecteurs, le prix Françoise Sagan, et bien d’autres.

Il est indéniable qu’Héritage appartient à cette même lignée de livres de l’auteur. Il y expose, certes, un aspect sanguinaire de l’Amérique du Sud, en évoquant les conflits de 1973, mais il ne manque pas de parler également de la beauté de ces pays et de la douceur qui y règne, notamment au Chili. Plusieurs fois, il dépeindra la maison des Lonsonier comme un endroit paisible, serein, à l’ambiance chaude et bienveillante. De même, il décrira plusieurs fois les rues du Chili, présentant les habitants comme chaleureux et accueillants. Le style de Miguel Bonnefoy est fluide, subtil, et très imagé, mêlant le rêve à la réalité, ce que les lecteurs du roman ne manqueront pas de remarquer. C’est finalement grâce à son style d’écriture léger, à l’usage d’une langue courante – mais de qualité – que Miguel Bonnefoy parvient à lier les épisodes les plus tendres de l’histoire aux épisodes les plus brutaux, notamment ceux relatifs aux Guerres mondiales et à la révolution de 1973. L’intrigue quant à elle est claire et bien organisée : elle se déroule sur 100 ans, un siècle : de l’arrivée du vieux Lonsonier au Chili en 1873, jusqu’aux événements auxquels prend part son arrière-petit-fils, Ilario Da, en 1973. La simplicité du livre fait qu’il est en réalité assez profond et assez intense : c’est paradoxalement par le moyen d’une intrigue claire, non-complexe, que Bonnefoy parvient à insérer de la gravitas au roman.

Le lecteur du livre saura apprécier la légèreté du style de Bonnefoy et l’aspect onirique du roman, qui traverse les épisodes les plus terribles des conflits du 20ème siècle. Il s’agit d’un mélange entre la réalité dure du monde des adultes, en quelque sorte et le monde enfantin, presque merveilleux qui transparaît lorsque Margot se met à voler grâce au Chaman de son village… Nous conseillerions donc ce livre à tous ceux qui veulent voir ces conflits du 20ème siècle d’un autre œil, celui de trois générations de Lonsonier qui y ont participé, tout en s’envolant, par le biais du style imagé de Bonnefoy, hors du quotidien grisâtre de notre réalité.

 

Nadim Choueiri

Université Saint-Joseph,

Beyrouth

 Djaili Amadou Amal

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas

223 pages

 

Munyal : La patience des Impatientes

 

« Munyal defan hayre » : « la patience cuit la pierre », les femmes, les filles et leurs rêves…

 Lauréat du choix Goncourt de l’Orient 2020, Les Impatientes est un des bijoux de la rentrée littéraire de l’année. Polyphonique, il donne la parole à trois femmes, « sans voix », qui racontent dans ses pages le calvaire de certaines femmes du Sahel.

 Ramla, jeune fille de 17 ans, est la première impatiente dont la voix tisse les premiers mots du roman. Elle raconte son mariage précoce et forcé, le tombeau de ses rêves et de sa liberté. Présentant un subtil parallélisme avec la vie de l’auteure, l’histoire de Ramla est celle d’une fille du XXème siècle rêvant d’une vie normale mais qui est contrainte d’abandonner ses études pour plier sous des pesanteurs sociales, culturelles et religieuses. Ce mariage forcé, Djaïli Amadou Amal le définit, loin de tout cliché et de toute caricature, comme un mariage qui se fait par la persuasion et le chantage affectif, d’où sa double dangerosité.

 Hindou, deuxième impatiente, est la voix de toutes les femmes victimes de violences physiques et de viols conjugaux. Or le supplice de Hindou et de ces femmes passe sous silence dans une société qui considère que « le viol n’existe pas dans le mariage ». Hindou subit de telles violences psychologiques et physiques qu’on se demande même si elle s’en sortira vivante… 

 Safira, troisième et dernière impatiente, est celle qui dépeint la violence psychologique et morale que subissent – et s’imposent – les femmes au sein d’une polygamie non consentie. Ainsi, à travers cette femme, privée de son statut d’amante exclusive et recalée au rang de daada-saaré, première épouse et « maman » de la maison, Djaïli Amadou Amal met en lumière les rivalités entre femmes, qui se battent entre elles au lieu de se liguer contre un époux violent et castrateur, et en vérité contre la totalité d’un système cruel, trop bien huilé. L’auteure le répète : « Tant que les femmes ne vont pas se serrer les coudes pour pouvoir être plus fortes ensemble et trouver des solutions et tant qu’elles vont aller en rangs dispersés et se battre entre elle ; rien n’avancera ».

 Ce roman, dont les chapitres portent ainsi les noms de leurs narratrices, est avant tout un témoignage humain d’une réalité complexe et violente que Djaïli Amadou Amal peint avec subtilité et audace. Son style d’écriture simple et son registre familier, déplorés par certains, sont en réalité une nécessité pour Les Impatientes qui se veut cru, vraisemblable et universel. En s’obstinant de la sorte à ne pas prendre la parole, l’auteure a fait preuve d’une grande originalité puisqu’elle a compris que la force de son roman résidait dans la voix de ces femmes qui sont chair avant d’être papier.

 C’est ainsi que Djaïli Amadou Amal, a su, avec un art qui lui est bien propre, créer une œuvre universelle qui plonge sans complaisance le lecteur dans son milieu, et qui l’implique forcément.

Si en lisant cette chronique vous vous demandez ce qu’a de particulier ce livre qui vient de remporter le choix d’universitaires venant chacun d’une région différente de l’Orient, c’est simple, et cela se résume en deux mots : ce livre respire l’espoir, il est le cœur battant, uni, de toutes les femmes à qui on ne cesse de crier « Munyal ».

 

Yara Germany

Université Saint-Joseph

Beyrouth

 

 Camille DE TOLEDO

Thésée, sa vie nouvelle

Éditions Verdier, 2020 (252 pages)

 

Le corps-mémoire

 

            « Que sait la matière que nous ne savons pas encore, que nous échouons à porter jusqu'au langage ? »

 

Thésée, tout comme le héros de la mythologie grecque se retrouve face à un labyrinthe … Le suicide de son frère Jérôme, la mort de sa mère, puis celle de son père, l’affligent et l’accablent tellement qu’il quitte la ville de l’Ouest pour celle de l’Est, prêt même à changer de nom et de langue, dans l’espoir de se remettre de ce passé douloureux. Mais, un jour, ce passé le rattrape et le paralyse avec des douleurs sans explications médicales ni thérapies efficaces. Ainsi débutent ses questionnements sur la matérialité du souvenir et sa quête des failles et des secrets familiaux sur quatre générations du côté maternel grâce aux archives emportées lors de son départ. La psychogénéalogie saurait-elle le guérir ou au moins le soulager ?

 

Camille de Toledo, grâce à son style, réussit non seulement à impliquer le lecteur dans l'enquête de Thésée, mais aussi à l'émouvoir grâce aux allers-retours entre le présent et le passé ; entre les douleurs et les mystères. Le style d'écriture reflète les états d'âme de Thésée, que ce soit la douleur, la colère ou l'incompréhension. Il se pose et repose les mêmes questions sans en trouver les réponses : « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? Celui qui survit, c’est pour raconter quelle histoire ? ». Il se perd tellement qu’il parle souvent de lui à la troisième personne, Thésée, « le frère qui reste », ou « le frère restant » et désigne ses parents comme « le père » ou « la mère ». Les règles minimales de la ponctuation – majuscule et point final – sont totalement absentes du récit, mais c’est ce qui permet de mettre l’accent sur l’essentiel, tandis que la liberté des dialogues privilégie les sentiments. Outre les mots et la ponctuation, ce sont les manuscrits et les photos qui expriment et enrichissent le récit grâce à un montage réfléchi et pertinent.

 

Un récit captivant qui ne laisse pas le lecteur indifférent, sublimé par ce travail de montage impeccablement exécuté. C'est une œuvre d'art à ne surtout pas rater.

 

Hilda ABUISSA

Département de français

Université de Birzeit, Palestine

  

Djaïli Amadou Amal

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 240 pages. 

Trois histoires inspirantes

 

Les Impatientes est un roman de Djaïli Amadou Amal, qui relate l’histoire de trois femmes qui s’appellent Ramla, Hindou et Safira. De manière générale, le roman présente les victimes du mariage forcé, du viol conjugal, du consensus social et de la polygamie en Afrique, notamment au Sahel. Ces femmes font face à beaucoup de problèmes dans leur mariage ou avec leurs époux, et la seule solution qu’on prescrit à leurs problèmes est la patience !

 

Chacune des trois femmes a une histoire différente, et pourtant leurs histoires se ressemblent et sont liées de la même manière. Ramla, qui a 17 ans, est une étudiante dont le rêve est de continuer ses études. Elle est mariée de force à Alhadji Issa, un homme riche déjà marié, et ce en dépit du fait qu’elle aime un autre garçon, mais la société n’accepte pas leur amour ! Ramla a une sœur, Hindou, du même âge qu'elle. Celle-ci refuse de se marier avec Moubarak qui, en plus d'être son cousin, est alcoolique, drogué et violent ! Enfin, Safira, qui a 35 ans, est la première épouse d’Alhadji Issa. Elle est en colère contre Ramla, devenue la seconde épouse de son mari, et la déteste.

 

Le roman présente bien les faits mais je l’ai trouvé provocant dans ses descriptions de la violence que subissent les femmes au travers des événements. Ce roman explique la dénonciation du mariage précoce et forcé, et pour cela, il est utile pour sensibiliser les gens aux conséquences négatives de ce genre d’arrangement abusif !


TIRHI Haya

Département De Français,

Université de Birzeit, Palestine

 

Djaïli AMADOU AMAL

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020 (144 pages)

 

Avale ton amertume ! 

 

« Le paradis d'une femme se trouve aux pieds de son époux ! ». Un des personnages du livre

« Le paradis est sous les pieds des mères ». Le prophète Mohammad

 

S'inspirant de sa vie personnelle, Djaïli AMADOU AMAL raconte l'histoire de trois filles dont les destins se croisent : Ramla, sa sœur Hindou, et Safira, la co-épouse de Ramla. Ramla est la plus instruite de ses sœurs, elle vit une histoire d'amour à laquelle les traditions et l'ignorance viendront mettre fin. Elle se trouve alors mariée de force à un riche quinquagénaire, déjà marié. L'épouse de de ce dernier, Hindou, devient complètement obsédée par l'idée de se débarrasser de Ramla de quelque manière que ce soit, y compris les plus cruelles. La sœur de Ramla subit également un mariage forcé, son père l'obligeant à se marier avec son cousin drogué et alcoolique, avec qui elle connaît toutes sortes de violence. Le destin des personnages est tragique et ils subissent des aléas psychiques assez graves. Aucun de ces personnages ne pouvait s’opposer à ce qui se passait pour eux.

Ce livre aborde trois thèmes principaux et assez cruciaux : le mariage précoce et forcé, la violence contre les femmes et la polygamie. Il nous informe de ce qui se passe pour les femmes du Sahel. On a jugé nécessaire d'apprendre que la réalité de ces femmes pouvait être très difficile. Le plus déchirant, c'est de savoir que l'entourage de ses femmes ne réagit jamais à cette réalité et que la souffrance des femmes est foulée aux pieds par la société. Même les médecins ne reconnaissent pas le viol conjugal, sous prétexte que cela est justifié pour eux. Selon eux, cela se passe dans la légalité et au sein du mariage. L'auteure a alors voulu nous dire à travers ce livre que nous sommes tous coupables à cause de notre silence.

L’écrivaine transmet ses idées en se servant d'un langage assez simple et d'une écriture touchante qui incite inconsciemment les lecteurs à réagir. Elle utilise des proverbes peuls ou arabes pour mettre l’accent sur la solution imposée – plus que proposée – de la part de la société pour faire taire les femmes : la patience. Les monologues sont aussi à prendre en considération, car ils sont le seul moyen utilisé par les femmes dans le livre pour s’exprimer. Djaïli Amadou Amal a aussi intégré quelques mots en peul, cela ne perturbe pas la compréhension, mais rend l'ouvrage plus intéressant et original, tout en permettant à l’auteure d’être franche et directe dans son message. Il n'y a rien de vague dans ce livre, c’est pourquoi on a l'impression de vivre avec les personnages dans leur maison.

À travers ce livre, Djaïli Amadou Amal défend une cause universelle. Ce livre fait ainsi office d’arme et de porte-voix pour les femmes qui n'en ont pas. Un livre hors du commun, audacieux, où l'écrivaine qui est née dans la société peule au Cameroun, où les femmes sont soumises, ose élever la voix pour la première fois pour dire « non ». Ce livre est simplement le porte-parole de la voix des femmes. 

 

Muna DAOUD

Département de français

Université de Birzeit, Palestine

 

ابتلعي مرارتكِ

"الجنة تحت أقدام الأزواج"، إحدى شخصيات الرواية

"الجنة تحت أقدام الأمهات"، الرسول محمد صلى الله عليه وسلم

تستوحي الكاتبة من الأحداث التي حدثت معها في حياتها الخاصة لتضع بين أيدينا هذا الكتاب الذي يتحدث عن ثلاث فتيات تلتقي أقدارهن بطريقة ما، رملة وأختها هندو، وصفيرة، ضرة رملة، ورملة هذه حظيت بالقدر الأكبر من العلم من بين أخواتها، وتعيش هذه الفتاة قصة حب تُنهيها العادات والجهل، وتجد نفسها متزوجة بالقوة من رجل خمسيني غني متزوج سابقاً، وزوجته الأولى تصبح مهووسة بفكرة التخلص من رملة ولا تدخر جهداً لإيذائها بشتى الطرق الممكنة، تواجه أخت رملة كذلك زواجاً قسرياً صعباً، إذ يجبرها والدها على الزواج من ابن عمها المدمن على الكحول والمخدرات، وتعرف عنده كل أنواع العنف. مصير الشخصيات في هذا الكتاب مأساوي ويواجهن جميعهن قساوة تضعهن في حالات نفسية غير محتملة، واعتراضهن على ما يواجهن من مآسي كان أمراً مفروغاً منه، لا نقاشَ فيه.

يتناول هذا الكتاب ثلاثة مواضيع رئيسية ومهمة، الزواج المبكر، والعنف الزوجي، وتعدد الزوجات، ويجعلنا هذا الكتاب مُطّلعين على ما يحدث مع النساء في الساحل الإفريقي، إذ قد تغيب عنا هذه الحقيقة التي لا ندرك أحياناً أنها قد تصل إلى هذا المستوى من الصعوبة. والمؤسف أكثر هو معرفة أن مُحيط هؤلاء الفتيات لا يُلقي بالاً لهذا الأمر ويضرب بمعاناتهنّ عرض الحائط، حتى الأطباء في الكتاب لا يعترفون بأن هذا عنف زوجي، فهو مبرر بالنسبة لهم كونه يتم في إطار الزواج، فَتريد الكاتبة بالتالي أن تقول لنا أننا كلنا مُذنبون بِصمتنا.

تحاول الكاتبة إيصال رسالتها باستخدام لغة سهلة وكتابة مؤثرة تحث القارئ على التفاعل مع المضمون، تستخدم كذلك بعض الأمثال الشعبية الخاصة بموطنها أو بعض الأمثال العربية المترجمة لتسلط الضوء من خلالها على الحل المطروح والمفروض دوماً على النساء من قبل المجتمع لإسكاتهنّ، ألا وهو الصبر. وكان كذلك للكلمات الفولانية أثرها في إضفاء صفة الأصالة على الكتاب، ولم تؤثر إطلاقاً على الفهم، عدا عن الحوارات الداخلية التي كانت الوسيلة الوحيدة التي استخدمتها الشخصيات للتعبير عما يجول في خاطرها، وكانت الكاتبة بالإضافة إلى كل ذلك واضحة وصريحة جداً في إيصال رسالتها وانتقاء كلماتها، فلا نجد في الكتاب ما هو غامض، لدرجة أننا نشعر أحياناً أننا نجلس مع الشخصيات في بيتها.

وفي هذا الكتاب، تدافع جايلي آمال عن قضية عالمية وليست فقط محلية، ولهذا فإن كتابها يشكل سلاحاً وصوتاً للنساء اللواتي لا يستطعن إظهار أصواتهن، إنه كتاب استثنائي وجريء، تتجرأ فيه الكاتبة التي تعيش في مجتمع فولاني قامع للمرأة في الكاميرون على رفع صوتها لتقول (لا) للمرة الأولى، إن هذا الكتاب ببساطة هو سفير حقوق النساء ...

منى داوود

دائرة اللغة الفرنسية

جامعة بيرزيت، فلسطين

 

Djaïli AMADOU AMAL

Les Impatientes

Éditions Emmanuelle Collas, 2020, 144 p

 

La patience n'est plus une vertu

 

Après avoir survécu à la violence et à la cruelle injustice de sa société, dans Les Impatientes Djaïli Amadou Amal raconte une histoire tirée de son expérience personnelle, où elle dénonce les contraintes sociales liées aux traditions et à la religion, évoquant également les traditions imprimées dans la société peule, en particulier la discrimination à l'égard des femmes.

Le roman raconte l'histoire de trois femmes, chacune avec son propre point de vue qui est différent mais qui reste le même dans leur récit. Ramla, Hindou et Safira sont les trois personnages principaux qui partagent une histoire de vie qui les relie. Ramla est la demi-sœur d’Hindou et la seconde épouse du mari de Safira, et leurs histoires ne sont qu'une image qui reflète une petite partie des événements qui se sont déroulés au jour le jour dans la vie antérieure de l’auteure.

L’ouvrage se compose de trois chapitres, chacun commençant par le nom des personnages pour annoncer leur rôle principal dans l'histoire. Au premier rang, il y a Ramla, une jeune fille intelligente et ambitieuse qui rêve de continuer ses études et d'épouser son bien-aimé Aminou, mais ni la chance ni l'amour n'ont été au rendez-vous pour elle, car elle a été forcée d'épouser Alhadji, un vieil homme riche et déjà marié, dont la réputation a impressionné la famille de Ramla, surtout son père qui l'a forcée à abandonner ses rêves pour endosser le triste statut de seconde épouse. Vient ensuite l'histoire d’Hindou, une fille naïve et très jeune qui a également été forcée de se marier avec son cousin Moubarak, un homme alcoolique et violent qui n'a d'autre but dans la vie que de dépenser tout l'argent de son père en drogues et en femmes. Et enfin Safira, une femme déterminée, la première épouse d'Alhadji avec qui elle est mariée depuis plus de 20 ans et qui s'est sentie trahie par sa décision de se remarier avec une jeune fille.

Les actions inhumaines sont condamnées dans le roman, de la violence qui est implantée dans la société orientale, c'est-à-dire de la masculinité abusive et toxique, à la normalisation de la culture du viol. Enfin, ce livre condamne également l’interprétation fallacieuse de la religion comme justification de toutes les actions qui se déroulent dans le roman.

Ce roman montre ce qui est vraiment tacite, il porte un message important sous une forme simple et avec des mots directs qui sont à la fois faciles à comprendre et informatifs pour le lecteur. Les mots portent également les combats de l'auteure et de toutes les femmes peules, ils représentent une partie d'un monde sombre caché dans lequel les femmes souffrent encore et donne l'espoir d'un changement.

 

Manal Fattum

 Département de littéraire et langue française

Université de Birzeit, Palestine

 

 Jean-Pierre Martin

Mes Fous

Édition de l’Olivier, 2020, 160 pages

 

Corps Errants

 

 Un jour d’Octobre, on annonce le lancement du Prix « Goncourt-choix de l’Orient 2020 » au Département de la Faculté. Mon expérience l’année passée m’a poussée forcément à y participer pour la deuxième fois. Après le tirage au sort, je me retrouve face à un roman intitulé Mes Fous, d’un auteur qui s’appelle Jean-Pierre Martin. J’aurais dû remercier le hasard qui a mis ce livre sur mon chemin.

Le romancier est originaire de Nantes, né le 15 mars 1948. Il a entamé des études secondaires au lycée Jules Verne dans sa ville natale, puis termine une licence de philosophie à la Sorbonne en septembre 1968. D’ailleurs, la philosophie de l’auteur se dégage parfaitement de son roman et même dès la première de couverture.

La couverture de l’œuvre est en effet tout un monde de philosophie moderne. Elle est pleine de codes à déchiffrer.  En premier lieu, nous voyons un petit carré englobant un cercle peint en rouge et une personne qui cogne sa tête face à un mur infranchissable. Nous pourrions supposer que ce carré est la prison dans laquelle le fou vit ; elle pourrait représenter sa maison chérie, la clinique où il est interné ou même son esprit. La couleur rouge met l’accent sur la folie et le caractère excessif du roman.

En second lieu, l’arbre au coin de la couverture fait allusion à l’Histoire héréditaire de la famille dont traite le roman. Cette famille souffre de troubles mentaux, et pour cette raison, la couleur noire semble un choix adéquat pour symboliser l’arbre généalogique, ainsi que la couleur blanche qui symbolise la pureté des fous.

Il faut mentionner que Mes Fous est un roman biographique et poétique à la fois. Il s’agit d’un certain « Sandor » ; un protagoniste qui joue le rôle du narrateur. Le roman s’ouvre sur une scène de folie émanant de « Laetitia », une femme souffrant de névroses. Elle lui rappelle les crises de sa fille Constance, malheureusement atteinte de schizophrénie. Elle passe souvent par des crises d’hystérie, ce qui a amené les parents, Sandor et Ysé, à interner l’adolescente de 18 ans dans une clinique psychiatrique, pensant ainsi pouvoir l’aider.

Mais cette dernière va de plus en plus mal, et a des hallucinations difficiles à supporter. Vu la situation psychologique de la famille qui a souffert pendant longtemps de névroses, ce n’est pas étrange. Constance aime beaucoup les arts et pense qu’un metteur en scène pourrait lui accorder le rôle principal dans un film. C’est sa façon de s’évader du monde réel. Elle accuse son père de l’avoir enfermée dans cette clinique, en revanche, elle l’aime beaucoup et lui envoie des lettres pour lui donner de ses nouvelles :  mon cher papa, dans ce havre de paix où j’ai fait mon nid, je respire à pleins poumons l’air qui m’apaise et t’envoie mes bisous.”

 

Le rythme ternaire parachève l’effet de réel dans Mes Fous. Nous avons l’impression de nous promener entre trois salles et trois ambiances différentes. D’abord, le narrateur consacre toute une partie à Constance. Ensuite, il s’arrête pour se focaliser sur les autres fous de son entourage. Enfin, il s’échappe de sa zone de confort qui s’incarne en Mathias, son ami et Rachel, son double féminin, tous deux lui prodiguant des conseils pour survivre.

 

Sandor est un homme doux qui pense attirer tous les fous du monde ; il consulte de très près les « corps errants » atteints de troubles mentaux et prend plaisir à les réconforter. Il a rencontré Jérémie, un homme qui a décidé de mettre fin à sa vie. Sandor l’a aidé en lui citant une phrase de Michou : « Ne jamais désespérer ; faire infuser davantage ». Il évoque également beaucoup de livres, de films et de conférences qui traitent des délires. Cette intertextualité nous permet de nous rendre compte de la vaste culture de l’auteur, surtout dans le domaine psychique.

Dans cette œuvre, le champ lexical de la folie est riche. On retrouve des mots comme « chute mentale, névroses, calamité, dépressif, délire, hallucinations, schizophrénie paranoïde, maniaque, et phobique etc… ».    Nous pouvons saisir facilement toutes les idées grâce aux termes employés à différents niveaux de langue : courant et familier comme soutenu. Le roman s’adresse ainsi à tous les niveaux de la société.

« Corps errants » est une expression employée par Jean-Pierre Martin pour mettre en valeur son point de vue exceptionnel par rapport aux « malades mentaux », dans la mesure où il ne pense pas qu’ils soient des fous normaux puisque, selon sa philosophie, tout le monde est fou. Pourtant « les corps errants » sont des personnes qui ont un tout autre monde dans lequel ils s’évadent pour trouver la paix.

L’auteur se révèle influencé par les auteurs romantiques du XIXème siècle tels que Nerval, Hugo et leur maître Rousseau.  Jean-Pierre Martin décrit parfaitement les paysages et les endroits où il passe, comme faisaient les romantiques. Il y a aussi une opposition entre les deux figures féminines dans le roman ; Ysé, la femme de l’auteur, avec qui il est en période de séparation temporaire, et sa confidente Rachel pour qui il nie toute forme d’affection. Tous ces aspects rendent l’histoire romantique par excellence.

 

En effet, le romancier est habile puisqu’il décrit les scènes de folie des personnages comme celles de Dédé le fou météo, des inséparables et surtout de Madame Brandoux, d’une façon ironique et sarcastique qui nous fait rire tout en installant un sentiment de compassion envers ces fous. On retrouve alors l’idée d’humour noir. Malgré le fait que ce soit un roman de déments qui conduit à la tristesse, le style est fluide et agréable à lire. L’histoire ne nous plonge pas dans un état morose, et on termine sur une note optimiste.

 

En fin de compte, le mot « touchant » serait le mot parfait pour décrire ce genre d’histoire. Plusieurs notions s’éclaircissent au cours de la lecture, notamment celles liées à la « Folie ». Le roman touche profondément aux problèmes de toutes les sociétés. D’ailleurs, c’est peut-être pour cette raison que le roman est nommé pour le Prix Médicis. Je vous le recommande vivement et sans hésitation en espérant qu’il vous plaira comme il m’a plu.

 

                                                    Mariam Mohamed Fathy

                                                    Faculté des lettres

                  Département de Langue et de Littérature françaises

                                                    Université d’Alexandrie

 

JEAN-PIERRE MARTIN

Mes fous

Éditions de L’Olivier (97 pages)

 

Les corps errants

    

 Né à Nantes en 1959, Jean-Pierre est un écrivain, essayiste et professeur de français. Son dernier livre, Mes fous, a été sélectionné dans la liste du prix Goncourt ; il s’agit d’un roman ironique et empathique. C’est son titre qui m’a beaucoup interpellé et m’a amené à me demander ce qu’a voulu dire l’auteur par « Mes fous » ? Qui sont-ils ?

     Dans ce livre, l’auteur se demande : « est-ce que j’attire les fous, ou bien est-ce moi qui cherche leur compagnie ?». On peut voir ici un sujet curieux de la folie de toutes sortes, qui se répand partout et autour de nous. Le livre se concentre sur le personnage principal, Sandor, qui a quatre enfants. Le problème est que sa fille Constance est devenue schizophrène à l’âge de 18 ans. De ce fait, Sandor est profondément attristé et essaye péniblement de résoudre l’énigme de sa fille. Ainsi, il sent et attire les fous, et il voit le monde d’une autre façon. Par conséquent, il est dans l'incapacité de travailler et déprime à cause de la maladie de sa fille. Ainsi pense-t-il tout le temps : « Qui est le plus fou ? Celui qui pense à la mort chaque jour, comme moi, ou celui qui est possédé par le langage de l'entreprise ?».

     Son père, qui souffre de mélancolie, a essayé de se suicider, sa relation avec sa femme n’est pas bonne, et cette dernière affirme : « ton père n’est pas celui que je croyais ». Sandor est également séparé de sa femme Ysé. Sa tante Jade, qu’il a vu une seule fois, s’est suicidée. Il est entouré de « corps errants » et déprimés, tous autour de lui souffrent de mélancolie. Quand il fait face à un problème, il se rend chez son ami Sylvain. Sandor loue l’appartement du psychiatre Maginot, sans savoir que les gens qu'il y rencontrera sont fous. Il rencontre en particulier Madame Brandox, une personne âgée qui n’ouvre jamais la porte, et son petit oiseau en cage. On peut percevoir à ce niveau le sens de l’humour de l’auteur, quand Ambroise pose une question sur le bruit : « c’est la radio de madame Brandox, elle est sourde ».

 

     Dans sa vie, il rencontre quotidiennement des fous comme Laetitia, le fou météo qui répète le même bulletin, etc... Il parcourt la ville en cherchant une solution, et assiste à des rencontres pour comprendre la maladie de sa fille. Son intérêt pour les fous vient de sa curiosité, il a de l’empathie pour eux, se met à leur place et écoute attentivement leurs histoires : « j’aimerais pouvoir sauver Constance et tous mes fous ». Quand il décide de tout quitter, de partir loin et de changer de vie, sa femme et son fils viennent chez lui et il leur dit : « Ici la folie n’est pas moindre. Elle est autre ». Ainsi se termine le roman, sur cette note désabusée.

     Le roman représente la folie du monde qui n’est pas seulement une folie mentale mais aussi une folie politique.

    De mon point de vue, cette œuvre est profonde et très touchante. C’est un livre sur la perception de la vie, pas seulement sur la manière dont on considère la vie de nos propres yeux mais aussi avec notre courage. Ce roman est une réussite.

 

Nivleen Bahar

Département de français

Université de Birzeit, Palestine  

Jean-Pierre Martin

Mes fous

Éditions de l'Olivier, 2020 (107 P.)

 

Les corps errants

 

« Quittant la ville, j’espérais sans doute secrètement attirer l’attention sur moi. Or le monde ne semble pas se soucier de ma disparition. Je ne manque pas aux rues de la ville. Je ne manque à personne. À quelques corps errants, peut-être, mais pas à mes amis. Est-ce que je manque à Constance ? » Jean-Pierre Martin est un écrivain, universitaire et essayiste. Il a suivi des études de philosophie et il a publié plusieurs œuvres pour lesquelles il a obtenu cinq prix. Dans ses romans et œuvres il appelle à méditer sur la vie. De plus, ses romans posent un regard distancié sur les aspects philosophiques, comme son dernier roman Mes Fous.

Le roman se compose de 3 chapitres, il commence par présenter le héros du roman, Sandor, qui passe toute sa journée à penser à Constance, sa fille qui souffre de schizophrénie et passe la plupart de son temps à la clinique, en particulier après sa séparation d’avec sa femme Ysé. Par ailleurs, Sandor a trois enfants qui souffrent aussi de problèmes psychologiques qui existent dans cette famille comme un malheureux legs car la famille de Sandor les a hérités de son père, qui souffrait également de dépression et d'hallucinations et qui a tenté de se suicider.

Sandor essaie d’esquiver les problèmes en suivant les conseils de son ami Sylvain. Il quitte alors son travail et fait ce qu'il aime faire, comme marcher par exemple. Mais en vérité, cet exercice n’a fait qu’aggraver la situation car Sandor rencontre à chaque fois une personne folle ou, comme il aime à les appeler, des « corps errants » pour tenter de leur rendre leur noblesse, tels « le fou météo », « le fou politique », et Laetitia, qui rêvait de sortir son propre album. C’est alors qu’il se demande s'il n’attire pas les fous, ou s'il recherche leur compagnie. Et à ce moment-là, il tente de comprendre des aspects de la vie en discutant avec ces derniers et devient dès lors le dépositaire de leurs histoires.

Dans le dernier chapitre du roman, les événements commencent à changer quand Sandor quitte la ville et se replie à la campagne pour échapper à ses soucis. À la campagne, la relation entre Sandor et Ysé commence à s’améliorer, Sandor ne pense plus à Constance tout le temps et constate que Laetitia a réalisé son rêve de sortir son premier album. Mais Sandor découvre une similitude entre la ville et la campagne où la folie est partout, ce qui lui fait constater : « Ici la folie n’est pas moindre. Elle est autre. » (p.102)

En somme, il est possible de conclure du titre Mes fous que la folie existe à tous les coins des rues et c'est ce qui nous porte à croire que nous sommes tous, dans une plus ou moins grande mesure, un peu fous. Également, ce roman est louable parce qu'il met en valeur les bouleversés, les exilés de l'intérieur et les délirants. Jean-Pierre Martin raconte l'histoire de ces gens habités par un sentiment de désespoir et de mélancolie pour sympathiser avec eux, ajoutant un peu d'humour pour adoucir l'aspect morne que nous voyons dans certaines des conversations entre les personnages. La lecture de ce livre est un véritable plaisir, parce que nous pouvons comprendre et imaginer les personnages dans nos têtes et le roman nous ouvre les yeux sur les problèmes mentaux auxquels on peut être confronté. Selon moi, le roman est très touchant et profond par ses interrogations philosophiques. Je vous recommande vivement de le lire.

 

Heba Abunaim

Université de Birzeit, Palestine

Département de littéraire et langue française

LE TELLIER Hervé

L’Anomalie

Éditions Gallimard, 2020, 327 pages

 

Cela fait partie de la probabilité que de nombreuses choses improbables se produisent

 

L’Anomalie est un roman psychologique qui porte bien son nom. L’Anomalie a été composé par Hervé le Tellier, membre de l'Oulipo, une association littéraire à la recherche de nouvelles structures et de nouveaux modèles exploitables par les écrivains de manière à jouer avec les mots. C’est ce qu’Hervé Le Tellier a exactement employé dans son roman : une nouvelle structure des événements symétriques virtuels représentant l'anomalie.

 

Le livre aborde en profondeur différents sujets touchant à l’individu et à l'humanité, à la philosophie, à la religion et à la science. Le roman est destiné à dire aux lecteurs qu'une auto-projection dans les personnages et les événements est possible, ce qui montre la diversité et la richesse du livre. Celui-ci développe une nouvelle perspective de vie à travers la symétrie des événements et des probabilités qu'il présente, ce qui s'adresse certainement au lecteur tout au long du roman. Quelle est la probabilité des improbabilités ? Tout commence par la description d’un vol Paris-New York en juin 2021 qui subit de violentes turbulences et dont les passagers font face à la mort.

 

Le roman est dominé par le récit d’un narrateur presque omniscient qui est l'auteur lui-même. La narration de l’ouvrage est spéciale et le style est plein de suspense et d’excitation, incitant le lecteur à continuer à lire. L'idée d'un narrateur omniscient donne au lecteur un certain pouvoir et lui fournit des informations précises sur les personnages et les événements, d’où le fait qu’ils en savent plus que les personnages. Le roman est aisé à lire d’un seul trait, le flux des événements et la simplicité de la langue facilitent l’accès à un large public. Il peut être apprécié par les jeunes et les moins jeunes, bien que le livre insère certaines notions complexes comme les concepts philosophiques par exemple. L'ouvrage mêle le drame et le sarcasme que l'on retrouve aussi dans la description des personnages.

 

À la fin, le voyage dans lequel le livre s'embarque ne peut qu’être apprécié par le lecteur. C'est vraiment la notion de probabilité et d'existence que le livre veut nous faire remettre en question tout au long de notre parcours de lecture.

 

 

Leen JARDAT

Département de Français

Université de Birzeit, Palestine

 

 Miguel BONNEFOY

Héritage

Éditions Rivage, 2020 (125 pages) 

 

Vos frontières sont transparentes ! 

 

« Ils voulaient construire un moulin, alors qu'ils interdisaient le vent », Miguel Bonnefoy.

 

Une phrase que seuls les Arabes comprendraient, et ceux qui ont été broyés avec leur dignité sous les moulins des dictatures ...

 

Tout commence en 1873, l'année qui a changé le destin de quatre générations. Par peur du phylloxéra, un vigneron français sauve un pied de vigne et fuit la France pour la Californie, mais ce qu'on appelle le destin le jette au Chili, en raison de la fièvre typhoïde. À 12000 km de distance, il replante ses cépages. Il produit sa propre « France » et trois enfants dont le sort sera déchirant. Le sang français de ses trois enfants les mène à se battre pour la France pendant la Première Guerre mondiale, mais ne laisse qu'un seul d'entre eux revenir. Celui-ci porte la guerre et ses douleurs sur le dos tout au long de sa vie. Les griffes de la Seconde Guerre mondiale déchirent ses enfants et leurs enfants. Une de ces enfants, passionnée d'aviation, va aussi se battre pour la France avec l'armée de l'air et revient avec un cœur blessé que le temps n'arrivera jamais à guérir. Son enfant sera victime de la dictature du général Pinochet. La manière dont il a été torturé en prison nous persuade qu'il y a un autre visage caché de ce monde, un visage qu'on n'arrive à connaître qu'en lisant ce genre de livres. Cette victime est en fait le père de Miguel Bonnefoy.

Miguel Bonnefoy nous raconte à travers cet ouvrage une histoire réaliste qui a eu lieu il y a longtemps, mais dont les détails perdurent encore à notre époque, même si les personnages et les lieux changent. On ne sait pas si c'était intentionné ou pas, mais l'auteur évoque dans ce livre tout ce qui se passe actuellement dans les pays arabes. C’est pourquoi je pense que ce livre est parfait pour les lecteurs arabes qui comprendront très bien les idées profondes cachées entre les lignes. En utilisant un langage simple, lisse et clair, qui a parfois tendance à être ironique, Bonnefoy a soulevé des questions humaines importantes que nous oublions en vivant simplement et normalement sans prêter attention aux tragédies qui se passent dans le monde entier. Il veut nous dire : Réveillez-vous ! 

Dans ce récit, Bonnefoy a abordé plusieurs sujets, commençant par la guerre et toutes ses douleurs, l'amour, la fraternité et la trahison qui est parfois plus dangereuse que la dictature ou l'occupation, le déplacement forcé et la nostalgie fatale que produit ce déplacement. 

Certains pourraient penser que ce livre peut être ennuyeux puisqu'il comprend un certain nombre d’événements historiques, mais l’écrivain use d'un style d'écriture qui est très loin d'être informatif. Il a réussi à donner à la guerre les caractéristiques propres à un roman plein de vérités et d'émotions. Ce livre n'est pas seulement destiné au plaisir de la lecture, mais il est aussi un moyen de résistance parce qu’il éveille la conscience.

« Les enfants qu'ils eurent, dont les veines n'avaient pas une seule goutte de sang latino-américain, furent plus français que les Français ».

 

Muna DAOUD

Département de français

Université de Birzeit, Palestine

 

 

حدودكم شفافة ! 

 

(أرادوا بناء الطواحين، بينما كانوا يمنعون الريح)

 

ربما العرب هم الأقدر على فهم هذه العبارة، بالإضافة إلى أولئك الذين سُحقوا كالرحى مع كرامتهم تحت طواحين الدكتاتورية ..

 

بدأت الحكاية عام 1873، العام الذي رسم أقدار أربعة أجيال ستمتد على طول الرواية، إنه العام الذي ترك فيه أحد المزارعين الفرنسيين موطنه فارّاً من أحد الأمراض التي فتكت بكرم العنب الذي كان يملكه، ونجح في إنقاذ ما وقعت عليه عيناه من كرمه وتوجه به إلى كاليفورنيا، لكنّه وبحكم القدر، يجد نفسه في تشيلي بسبب حمّى التيفوئيد التي تمنعه من إكمال طريقه إلى كاليفورنيا. يقوم هذا المزارع بزرع بذوره التي جاءت معه من فرنسا، وينتج فرنسا أخرى خاصة به بالإضافة إلى ثلاثة أطفال على بعد اثني عشر ألف كيلومتر عن فرنسا الأصلية، ونكتشف على طول الرواية أنّ قدر هؤلاء الأطفال سيكون مُفجعاً. هؤلاء نفسهم تحملهم دماؤهم الفرنسية للقتال في سبيل فرنسا خلال الحرب العالمية الأولى، ولكنّ هذه الحرب تبتلع اثنين منهما وتسمح لواحد منهم فقط بالرجوع إلى تشيلي، ويعود حاملاً آلامه والحرب على كتفيه ويضطر إلى حملهما طوال حياته، ثمّ تأتي الحرب العالمية الثانية بدورها لتمزق بمخالبها أبناءه وأبناء أبنائه، إذ تذهب واحدة منهم للقتال أيضاً في سبيل فرنسا مع سلاح الجو كونها مغرمة بالطيران، ولكنّها تعود بقلب جريح لا ينجح الزمن في شفائه أبداً. ابن هذه المُقاتلة يواجه مصيراً صعباً أيضاً، لأنه يقع ضحية لدكتاتورية الجنرال بينوشيه، فلقد نُكّلَ به في أسره بطريقة تقنعنا بأنّ هنالك وجه آخر مختبئ لهذا العالم، وجه بشع لا نستطيع رؤيته إلا بقراءة هذا النوع من الكتب، مع العلم أن هذه الضحية هي ذاتها أب الكاتب.

 

يروي لنا الكاتب قصة حقيقية وقعت في الماضي لكننا ما زلنا نرى تفاصيلها تحدث في وقتنا هذا رغم تغير الأماكن والشخصيات. استحضر الكاتب بونفوا في كتابه كل ما يجري الآن في البلدان العربية، مما يجعل هذا الكتاب مناسباً جداً للقُراء العرب، كونهم سيفهمون الكثير من الأفكار العميقة والتلميحات المُختبئة بين السطور. واستطاع الكاتب باستخدامه للغة سهلة وواضحة وسلسة، تميل في بعض المواضع إلى الطابع التهكمي، استثارة بعض القضايا الإنسانية التي نتناساها أو ننساها في غمرة الحياة، كما لو أنه يريد أن يقول لنا : استيقظوا ! 

 وتناول في كتابه هذا عدة مواضيع، بدءاً بالحرب وكل آلامها، والحب، الأُخُوّة، والخيانة التي تكون في الكثير من الأحيان أخطر من أي حرب ومن أي احتلال، إضافة إلى الهجرة وما ينتج عنها من أسى وحنين ...

قد يقول البعض لدى علمهم بأن هذا الكتاب يتناول أحداثاً تاريخية بأنه سيكون مملاً، ولكن على العكس، فإنّ الكاتب يستعين بأسلوب كتابة بعيد كل البعد عن أسلوب كتب التاريخ الجامدة، وينجح في إعطاء الحرب صفة روائية مليئة بالحقائق والمشاعر على حد سواء.

أخيراً، إنّ هذا الكتاب ليس للقراءة فحسب، بل هو وسيلة مقاومة في مراحلها الأولى، ألا وهي الوعي ..

 

(كان أطفالهم الذين لم تسرِ في عروقهم قطرة دماء أمريكية لاتينية واحدة، فرنسيون أكثر من الفرنسيين أنفسهم).

 

منى داوود

دائرة اللغة الفرنسية

جامعة بيرزيت، فلسطين

 

  

Mohammed Aissaoui

Les funambules

Ed: l'éditeur de Gallimard, 2020 (181p)

 

 

«Sur le fil du réel, il fallut ouvrir les yeux ou tomber ». L'humanité, ce souffrant équilibre instable.

                       

«J'ai vu ses yeux de fougère s'ouvrir le matin sur un monde où les battements d'ailes de l'espoir immense se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur et, sur ce monde, je n’avais vu encore que des yeux se fermer. » Cette citation nous emmène dans un monde complètement différent, un monde plein de fêlures, dans lequel «la misère a un visage et un prénom», un monde dessiné pendant les 181 pages du roman Les funambules par l'écrivain et journaliste français d'origine algérienne Mohamed Assaoui.

 

Le roman tourne autour du héros français d’origine algérienne dont le nom n'apparaît qu'à la dernière page car il représente chacun de nous. Le narrateur nous raconte sa vie depuis son enfance à travers les va-et-vient entre le passé et le présent. Il nous dépeint une partie de sa souffrance: sa vie avec un père absent et une mère cassée par la vie, son départ de son pays à l'âge de 9 ans à la recherche d'une vie meilleure et sa rencontre, après une longue recherche, avec son amour de jeunesse, Nadia, mais aussi avec son mari. La roman nous pousse également à avancer dans les pires circonstances : le narrateur, désormais stable en France, a pu sortir de son quartier modeste grâce à la littérature, mais aussi soutenir sa mère analphabète et enfin devenir biographe anonyme à la demande du grand neuropsychoatre Jean-Patrick. Le plus important, c’est le côté humain du héros : en cherchant Nadia qui était bénévole, il se lance dans une traversée de la charité contemporaine dans laquelle il rencontre des bénévoles qui aident des personnes démunies qui réclament une vie stable. Il écrit sur ses personnes, pour ceux qui n'ont pas de mots, pour ceux qui essaient de trouver un équilibre dans la vie. Il a ressenti leur souffrance et est alors devenu bénévole pour lui aussi les aider.

 

C'est un roman impressionnant, profond dans ses mots, influent dans son style, qui offre une expérience exceptionnelle, renforce l'humanité parmi les gens et représente la réalité dans laquelle nous vivons que nous soyons riches ou pauvres. Pour ceux qui aiment goûter la douleur et partager les sentiments du narrateur, pour ceux qui se sentent en équilibre sur le fil fragile de leur vie et pour ceux qui marchent dangereusement sur leur fil d'existence et ne savent pas s'ils tomberont, ce livre est le meilleur choix.

 

Afnan Shreteih

Département de français

Université de Birzeit, Palestine

  

Irène Frain

Un crime sans importance

Editions Seuil, 2020 (pages : 249 pages)

 

 

Douleur et justice

 

Irène Frain est née le 22 mai 1950, dans le Morbihan en France. Elle est issue d’une famille très unie, mais sans beaucoup de ressources. Son premier livre était une histoire de l’âge d’or de la Bretagne maritime, Quand les Bretons peuplaient les mers, publié en 1979. Elle a étudié au lycée Dupuy de Lôme à Lorient. Elle a enseigné le latin et la littérature latine à l’Université de la Sorbonne nouvelle à Paris.

 La narratrice parle de sa souffrance et de son chagrin suite à la mort de sa sœur. Pour exprimer son extrême douleur, comme elle le dit dans l’intuition d’Al-Qashtar, l’initiation du tsar, le début du meurtre, quand cela devient le cas pour moi.

Les événements de l’histoire racontent la colère et le ressentiment de Laren parce que 14 mois se sont écoulés depuis que sa sœur a été tuée, et que la police est toujours incapable de trouver le tueur. Il y a aussi plus de 16 victimes, qui sont toutes également âgées de 72 ans, prises dans des meurtres visant les personnes âgées et les retraités.

Irène Frain a perdu sa sœur Denise il y a deux ans, massacrée par un mystérieux agresseur qui court toujours. Dans Un crime sans importance, en lice pour le prix Renaudot, la romancière décortique ce fait divers très personnel et dénonce le « silence » et le « mépris » de la justice. Ce samedi ensoleillé de septembre 2018, Denise confectionne des sachets de lavande quand un intrus pénètre dans son pavillon modeste de Brétigny-sur-Orge et la roue de coups de marteau, relate la presse à l’époque des faits, sans mobile apparent. Retrouvée inanimée par un de ses fils, la victime, âgée de 79 ans, décède de ses blessures six semaines plus tard à l’hôpital. Révulsée par le déchaînement de violence dont sa sœur fut la victime, Irène Frain a cherché des réponses, mais n’en a obtenu aucune. « La justice se taisait, la police se taisait », raconte - t-elle à l’AFP.

Dans son livre, elle reproche d’abord au policier chargé de l’enquête de n’avoir remis son rapport au tribunal que quatorze mois après les faits, retardant d’autant la nomination d’un juge d’instruction. Lorsque celui-ci est enfin saisi, en janvier, l’auteure se porte partie civile, dans l’espoir de pouvoir enfin accéder au dossier relatif au meurtre de sa parente. En vain à ce jour.

Irène Frain déplore une justice « mutique face au sort des “invisibles” », et s’indigne que les “attaques de vieilles dames” n’intéressent personne. Je trouve que la justice réduit les gens à très peu de chose.

Elle se met alors en quête d’indices, de faits, pour comprendre l’indicible, dans cette ville du nord de l’Essonne où résidait Denise. En épluchant la presse et en interrogeant voisins et commerçants, l’auteure fait le lien entre le meurtre de sa sœur et sept autres agressions de personnes âgées qui se sont produites à Brétigny-sur-Orge.

Certaines similitudes entre ces différents dossiers la frappent. Il y a les “vitres fracassées, le marteau” et les attaques qui visent des “retraitées, la plupart du temps des femmes, souvent le samedi”.

C’est là où l’écrivain a décidé ici d’écrire et de révéler des preuves afin d’obtenir justice par l’écriture – impatience légitime : « Je vais écrire sur Denise, décide-t-elle alors. Écrire pour que la justice se mette à son tour à écrire. “Une autre instruction est, semble-t-il, ouverte pour des faits qui nous apparaissent approchants”, indique l’avocat d’Irène Frain, Me David Koubbi, qui se demande pourquoi les deux enquêtes ne sont pas jointes. Plusieurs procédures sont jointes », assure aujourd’hui la procureure d’Évry, Caroline Nisand. Le parquet a rassemblé dans une seule enquête 13 victimes en raison de la récurrence du mode opératoire, de la description physique de l’agresseur et du périmètre géographique restreint.

Dans toutes ces agressions commises entre juin 2018 et décembre 2019 sur des personnes âgées, seule Denise est décédée.

Une information judiciaire contre X, notamment pour vol avec violence ayant entraîné la mort, a été ouverte et un juge d’instruction se saisit de l’affaire dès le mois de janvier, tient à rappeler la procureure Nisand. Huit mois avant la parution d’Un crime sans importance.

Si l’impatience des victimes est légitime, reconnaît la magistrate, certaines affaires « plus difficiles que d’autres » nécessitent une instruction plus longue.

L’avocat s’interroge plutôt sur « l’accompagnement de ces personnes vulnérables et âgées sur le terrain » et estime que, si la sœur de sa cliente « avait été avisée de la récurrence des faits, elle aurait certainement pris des précautions ». « Il y a des fils qui méritent d’être tirés ».

Ce que j’ai le plus aimé dans cette histoire est la forte volonté du narrateur de révéler la vérité et d’obtenir justice et châtiment pour le criminel – et même l’inspecteur qui n’a pas travaillé dur pour découvrir les preuves et doit payer pour sa négligence de ce crime.

 

Yousef JUMAH

Université du Yarmouk

Departement de Francais

 Jean-Pierre Martin

Mes fous

Éditions de l’Olivier, 2020 (160 pages)

 

 

Mes fragilités

 

Jean-Pierre Martin, né le 15 mars 1948 à Nantes est écrivain, essayiste, professeur émérite de littérature contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2, membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Il est l’auteur d’essais sur Orwell et Queneau. Il est également biographe de Henri Michaux. Il a écrit une vingtaine d’ouvrages dont Le Livre des hontes (Seuil, 2006) pour lequel il a reçu le Grand Prix de la critique, Éloge de l’apostat (Seuil, 2010) et La Curiosité (Autrement, 2019). Il vit en Ardèche.

 

Ce roman est incroyablement triste et tragique, et c’est ce que je n’aime pas. Mais d’un autre côté, il véhicule de l’espoir dans certaines de ses pages.

Il se compose de trois chapitres. Le premier est une introduction générale et une présentation des personnages. Lorsque vous arrivez au deuxième chapitre, vous n’êtes plus sous le choc des événements qui arrivent parce que vous vous y êtes habitué dès le premier. Quant au troisième chapitre, c’est mon préféré, en raison de la fin heureuse qui vient y compenser les événements précédents.

Le roman parle, en général, d’un homme né en 1968, qui s’appelle Sandor Novice, père de Constance, une fille atteinte de schizophrénie paranoïde. Son cas a été déclaré à 18 ans. Il a également trois fils : Alexandre, Ambroise et Adrien. Il les appelle « mes A ».

 

Chacun d’eux possède sa vie privée. Alexandre, l’aîné, semble être le seul parmi ses frères à n’avoir aucune difficulté à assumer le fait d’être au monde. Sa copine, Adèle, est calme et solide, exactement comme lui. Ensuite il y a Ambroise, l’éco-radical qui rêve de sauver la planète en réduisant l’empreinte carbonique de chaque personne.

 

Ce jeune homme est vraiment fou puisqu’alors qu’il a réussi le concours d’Agro et doit commencer une recherche en biologie végétale, décide de tout quitter pour devenir instituteur. D’un autre côté, il est le fils idéal, il ne boit pas une goutte d’alcool et il n’a jamais fumé. Il est comme « un éclair de joie dans mon tunnel de malheurs », dit le père. Il est le pare-feu de son père entre les âmes fêlées et les fragilités alentour de son père. Finalement, Adrien, est le cadet parmi les garçons. Il ne fait que fixer des écrans ou jouer aux échecs en ligne. Ysé, leur mère forte, a surpassé toutes les adversités.

 

Sandor a presque une dépression à cause de la situation de sa famille ravagée, ce qui lui fait voir voit en chaque personne qu’il croise un fou, en quelque sorte, comme le fou météo (Dédé), qui continue à le héler à la station de bus, ou encore le fou littéraire (Volodia), psychotique accablé d’une phobie qui l’empêche de se déplacer sans ses parents. Laetitia parle toujours de la paix et la veut partout dans le monde. Elle est schizophrène comme Constance. Pour eux, le chant est un remède. Enfin, il y a le fou politique (Karim), Mme Brandoux qui jure toute la journée contre le monde entier, sans oublier la dame tout en rose.

 

Sandor se demande souvent s’il attire les fous, et comment il va trouver la force de tout affronter : « Est-ce que j’attire les fous, ou bien est-ce moi qui cherche leur compagnie ? »

 

Il se soucie de s’occuper de sa fille, qui l’accapare et dont il ne supporte pas l’absence. En effet, Constance l’obsède. J’ai pitié de lui à cause du calvaire qu’il vit, du grand âge de son père, de sa rupture avec sa femme et de la maladie de sa fille.

 

Il est frustré en raison de la situation sanitaire de Constance et a l’habitude de voir sa vie comme un enfer, mais par contre il est comme une lueur d’espoir pour tous ceux qu’il rencontre et avec qui il parle.

 

Un jour, Sandor rencontre une folle, comme lui, Rachel. Elle pense à la mort plusieurs fois dans la journée. Avec des rendez-vous fréquents, leur relation prend un tour étrange (pour Sandor du moins). Il pensait que Rachel n’était qu’une amie et une confidente, mais la réalité était tout autre. Il a cependant été déçu quand Rachel a eu besoin de lui et il n’a pas répondu à l’appel quand il le fallait. Cela a jeté un froid entre eux. Je pense que si Sandor avait reçu l’appel cette nuit-là, tout aurait changé et sa chance se serait améliorée avec elle.

 

Les idées politiques d’Adrien sont de plus en plus bizarres et celui-ci est souvent agressif. Selon son père, il est atteint par la contagion technologique, happé par les jeux vidéo et les conversations virtuelles qu’il fait avec des internautes qu’il croit géniales. Cependant, Adrien pense qu’il ne faut pas s’inquiéter, que ses parents se soucient pour rien, qu’il est dans une phase de réflexion et de remise en question, mais tout cela est faux et a un impact négatif sur lui.

 

Son psychiatre et son ami, Sylvain, lui dit qu’il souffre d’un excès d’empathie, car il est dans l’incapacité de travailler, déprimant quand il voit sa fille Constance, qui est schizophrène. Il lui ses distances et de fuir la folie. Il lui faut oublier Constance, à laquelle il ne fait finalement pas de bien et qui, elle, lui fait du mal ! Sandor finit par suivre le conseil de son psychiatre et change son adresse, ce qui est un point de recommencement pour lui.

 

De mon point de vue, aujourd’hui, chacun d’entre nous est dans une forme de folie, car on vit tous des misères et même des tragédies qui peuvent avoir un impact décisif sur nous.

 

Parfois, il faut qu’on s’éloigne et qu’on prenne de la distance pour vraiment vivre. Se rapprocher n’est pas toujours une bonne chose. Nous avons besoin de nous éloigner, que chacun s’occupe de lui-même car la vie est dure. Alors, ne soyons pas trop durs avec nous-mêmes.

 

Enfin, j’ai constaté qu’il y avait beaucoup de noms de maladies psychiatriques, que peu de gens connaissent : « état psychopathique polymorphe à prédominance de négativisme et de maniérisme », « délabrement psychique » et « schizophrénie paranoïde ». Mais la langue du roman est simple et compréhensible pour tous. De plus, l’écrivain a utilisé un certain nombre de mots anglais comme : « burn-out » et « The crack-up ».

 

Rahaf BANI HANI

Université du Yarmouk

Département de Francais

Mohammed Aïssaoui

Les Funambules      

Éditions Gallimard, 2020 (224 pages)  

 

 

On est tous des funambules !

 

Mohammed Aïssaoui est un écrivain et journaliste français, né à Alger en 1964.

 

Son roman Les Funambules retrace la vie de personnages inconnus, dans la mesure où le narrateur est un biographe pour anonymes. L’ouvrage entier est basé sur cette idée. Il rassemble de nombreux personnages qui ont un rôle à jouer pour aider le héros, et il décrit leurs formes, leur âge, leurs emplois, etc.

L’écrivain a retracé quelques souvenirs qu’il a vécus, quand il avait six ou sept ans, dix, douze, dix-neuf, vingt-quatre, et trente ans. Ces souvenirs sont de plus liés à son passé avec sa mère ou ses amis.

C’est un personnage qui a quitté son pays natal à 9 ans avec sa mère, et devient résident en France.

Il n’a pas mentionné son pays natal, mais a utilisé à sa place les formules « là-bas » ou « chez nous ».

Ils ont vécu une vie difficile, dans la pauvreté, et ont souffert de la faim et du froid. Le narrateur avait beaucoup d’amis et est tombé amoureux d’une jeune fille durant sa jeunesse. Mais ils se sont séparés plus tard à cause des circonstances de la vie. Il nous raconte ainsi les obstacles qui se sont dressés sur son chemin lorsqu’il s’est mis à sa recherche, mais à la fin, se sont-ils retrouvés ? Ou était-ce une éternelle séparation ?

 

Nadia ou Nadja, cette fille qui a vécu avec lui pendant plus de 16 ans est mystérieuse et déteste les réseaux sociaux – elle ne possède même pas de téléphone portable ! Elle aime simplement aider les gens et elle a rejoint le club des bénévoles.

 

Sa mère, a femme qui a sacrifié sa vie pour son fils a souffert et assumé ses responsabilités toute seule, sans mari, travaillant dur pour satisfaire les désirs de son enfant.

Quelle est la fin de l’histoire ?

Il y a encore beaucoup d’histoires : celle de Max, de Bizness, de Laïla, de Rafique…

 

D’abord, je n’ai jamais imaginé lire un roman tel que celui-ci. En fait, le titre ne m’a beaucoup attiré.

J’ai ouvert la première page, et j’ai lu ces phrases :

« Je tremble au bout d’un fil, si nul ne pense à moi, je cesse d’exister ».

« Il valait mieux avoir un père mort qu’un père absent ».

 

Cela m’a impressionné, et a touché une partie de mon cœur. J’ai alors commencé à lire et puis, je n’ai pas pu m’arrêter, même si le passage soudain d’un sujet à l’autre m’a fait sentir qu’il y avait un certain manque d’idées ou qu’il aurait fallu parfois davantage de détails.

 

Mais j’étais fascinée par la façon dont l’auteur a écrit et choisi les mots.

En plus du côté émotionnel, c’est magnifique.

 

« J’ai dû arrêter. Je n’écrirai pas leur livre. Et je crois qu’il n’existera pas ».

Certaines histoires ne méritent pas d’être écrites ou racontées.

 

« Elle m’explique que, en fait, personne n’est à l’abri. Jamais. Que le fil de la vie est fragile. Une rupture. Un accident. Tout peut basculer en un instant. Ces êtres que l’on voit dans la rue, sait-on quelle histoire ils portent ? »

Nous sommes tous des funambules, même si on ne le remarque pas encore, l’existence à la vie va nous rappeler.

 

« ...Ça fait longtemps que je vis comme ça. J’arrive à m’en sortir, mais je suis un rescapé. Je suis quelqu’un qui a frôlé la mort ».

L’Homme est extrêmement faible, tout peut le rendre alité.

 

« Je rêve d’un grand livre de témoignages où se réuniraient tous les funambules : ceux qui sont aidés et ceux qui aident, où, comme le dit l’ami Éric-Émile, « on ne sait pas toujours qui aide qui ».

« On ne sait pas toujours qui aide qui […]» Est-ce qu'on a aidé ? Ou on a été aidé ?

 

Nous sommes tous des funambules, il faut ouvrir les yeux à la vie ou tomber dans les ténèbres.

 

 

 Shaimaa ABU-MOHSEN

Université de Yarmouk

Département de francais

  Miguel Bonnefoy

Héritage

Editions Rivages, 2020 (206 pages)

 

 

Miguel Bonnefoy est un écrivain franco-chilien, né en 1986 à Paris d’une mère vénézuélienne et d’un père chilien. En 2012, il est sélectionné pour le Prix de l’Inaperçu, et en 2013, il remporte le Prix du Jeune écrivain. En 2015, son premier roman, Le Voyage d’Octavio, est publié et il est finaliste du prix Goncourt du premier roman. Héritage est son troisième roman.

 

Le roman se situe à la fin du XIXème et au XXème siècle, principalement à Santiago au Chili, mais aussi en France et en Angleterre, lors de la Première et Seconde guerre mondiale.

Ce roman est la saga d’une famille française au Chili. Miguel Bonnefoy raconte l’histoire d’un vigneron, Monsieur Lonsonier qui, à cause de Phylloxera, une maladie de la vigne, décide de déménager en Californie. Cependant, atteint par la typhoïde, il part à Santiago du Chili où, se mariant avec une Russe, Delphine, il fonde une famille.

De leurs trois fils, Robert, Charles et Lazare, Lazare est l’aîné. Les trois ont grandi ensemble, autour des trois citronniers et dans la maison de style andalou avec leurs parents, ce qui fait dire au vieux Lonsonier : « Maintenant, en tassant la terre autour du tronc, nous avons réellement planté nos racines. » Les trois frères se sont battus pour la France au cours de la Première Guerre mondiale – « Je pars me battre pour la France » annonce Lazare qui sera le seul survivant parmi ses frères et qui reviendra à Santiago avec une moitié de poumon.

Par la suite, il rencontre l’amour de sa vie, Thérèse, la fille d’Étienne Lamarthe, aussi connu sous le nom d’« El Maestro », qui a également déménagé de la France au Chili. Ils se marient et ont une fille, Margot. Celle-ci devient une pionnière de l’aviation, elle aime voler comme un oiseau, ressentir la sensation de liberté. Elle participe à la Deuxième guerre mondiale avec son cher ami Ilario Danovsky qui malheureusement, sera tué par les Allemands en Angleterre. Les Danovsky sont une famille juive venue de Russie, fuyant la guerre.

 

Quelques années plus tard, Margot donne naissance à Ilario Da, un révolutionnaire dont le père est un soldat allemand, Helmut Drichman, brusquement apparu et aussi brusquement disparu, sans savoir qu’il aura un fils. Ilario Da est soumis à la torture par la dictature. Hector Bracamonte, qui a été comme un père pour Ilario Da, lui a de fait consacré sa vie.

« La souffrance fut telle qu’il crut voir, devant ses yeux bandés, dans la pénombre où la dictature, Hector Bracamonte flotter dans une sorte de lumière pure, lévitant dans un ciel onirique peuplé de condors et d’hosties, comme un ange indigène, mais il demeura au sol, effrayé, en attendant avec terreur la prochaine décharge. » C’est juste un exemple simple de ce qui se passe réellement, mais le personnage survit et revient en France, la terre de ses ancêtres.

 

Il y a aussi le mystère de Michel René, l’oncle disparu et dont on découvrira à la fin du roman qu’il n’était ni leur oncle ni un homme. Michel est en réalité une femme parisienne, qui se déguise en homme pour se battre, s’abritant où elle pouvait jusqu’à ce qu’elle finisse par se cacher dans la maison de Lonsonier. Celui-ci part en définitive et lui laisse la maison, ne parlant jamais d’elle à personne.

 

Ce roman traite de plusieurs thèmes comme l’exil, l’immigration, la torture, la mort, la naissance, l’amour, le drame, mais aussi de la fantaisie et de la magie (qui a été pratiqué par la gitane et par Aukan).

Je crois que l’histoire nous rappelle ce qui s’est passé et ce qui se passe encore au Moyen-Orient, et pour cela, on peut aisément comprendre le roman et son contenu.

En effet, l’auteur a raconté des événements réels en puisant dans son imagination et en cultivant son style, et il a confié que ce qui c’était passé avec Ilario Da était arrivé à son père dans la vraie vie.

Je pense qu’il a utilisé des mots hermétiques et qu’il aurait pu utiliser des mots plus simples pour décrire les évènements. Ne comprenant pas l’espagnol, il m’a été difficile de comprendre ce qui était écrit en cette langue.

L’auteur évoque des cas qui existent dans le monde en général, et précisément au sein de la diaspora sud-américaine en France.

200 pages pour raconter l’histoire de quatre générations sont un peu courtes, pleines d’événements, mais vraiment intéressantes et méritant d’être lues.

 

Silina AL-HWAWAMDEH

Université du Yarmouk

Département de francais

Maël Renouard

L’Historiographe du royaume

Editions Grasset, 2020 (336 pages)

 

Grâce et disgrâce

 

Historiographe : Écrivain chargé d’écrire l’histoire de son temps. Comme Racine sous Louis XIV, comme Voltaire sous Louis XV, et comme Abderrahmane Eljarib, notre personnage principal fictif que Maël Renouard mêle avec la réalité, sous le règne de Hassan II du Maroc.

 Après avoir terminé ses études au Collège royal, Abderrahmane part à Paris, pensant que la perspective d’un Maroc souverain s’éloignait pour longtemps. Pourtant, il se trouve que le sultan Mohammed V (qui est maintenant renommé Roi) a été rétabli sur le trône après qu’il ait été exilé et qu’Abderrahmane ait été nommé conseiller technique au cabinet du ministre de l’Éducation nationale.

Après la mort du roi Mohammed V, son fils Hassan II, ancien collègue d’Abderrahmane au Collège royal et avec qui il avait une certaine intimité, monte sur le trône. Abderrahmane, pensant être en grâce du roi, est bouleversé d’apprendre qu’il va être exilé à Tarfaya au sud du Maroc, au fond du désert, sous le prétexte d’endosser la charge de “gouverneur académique de Tarfaya et des territoires légitimes”. Ignorant la raison de cette punition sévère, Abderrahmane part, avec un horizon – présent et futur – obscurci.

 “Je fus en grâce autant qu’en disgrâce. De l’un ou l’autre état les causes me furent souvent inconnues”

Ces deux mots reviennent plusieurs fois au cours du roman, mettant le lecteur dans le désarroi, ne pouvant distinguer entre ce qui serait une grâce et ce qui compte comme une disgrâce. On est aussi constamment confronté à la psychologie complexe du narrateur, qui est de bonne foi et semble totalement être loyal au roi, mais ressent, en même temps, un certain type de rivalité, depuis ses jours du Collège royal, contre le roi.

Maël Renouard, avec ses talents d’écriture, crée ce personnage fictif qui nous raconte de véritables événements historiques malgré le fait que Renouard n’a jamais mis les pieds au Maroc. Il a tout imaginé à partir de documents et de livres d’histoire. Le début est surprenant, on est dérouté par le personnage très vague, cependant cela ne nous distrait pas de l’intérêt de tourner les pages du roman jusqu’à la fin.

Dans son style d’écriture classique, qui est un plaisir à lire, on parcourt des années d’histoire marocaine, vivant une immersion forte dans la cour royale et recueillant des références à d’autres événements historiques, ainsi que des références aux grands écrivains, livres, ouvrages des classiques de la littérature et à des personnalités historiques. Un livre dense, rempli de contes.

L’un des intérêts les plus marquants, ce sont les affinités que l’on saisit au fil des pages ; un grand épisode du livre étudie le parallèle entre l’ancien sultan Moulay Ismail et le Roi-Soleil Louis XIV, ce qui ajoute une vision très intéressante et importante au livre. On est aussi en face d’une autre comparaison entre Abderrahmane et un historiographe de Louis XIV qui s’appelle Pellisson, lequel a lui-même subi des grâces et disgrâces assez violentes de la part du Roi.

Les logiques du pouvoir et de la cour royale se sont mises en question. Que signifie exactement être loyal ? Comment des positions contrastées cohabitent-elles dans le même être ? On pose ces questions en voyageant dans le temps et dans l’espace au fil des pages remplies de désir de plaire et d’inquiétude de déplaire.

Hala KHAFAJA

Université de Yarmouk

Département de Francais

 

Amadou Djaïli Amal

Les Impatientes

Editions Emmanuelle Collas, 2020 (283 pages)

 

 

Souffrance de femmes

 

Le roman dépeint la souffrance de certaines femmes camerounaises suite à leur mariage forcé et à la polygamie, les insultes et les coups auxquelles elles sont soumises, l’indifférence à leurs rêves et leur désir, qui les obligent à feindre le bonheur dans leur vie conjugale et nourrit leur capacité de résister aux caprices de leurs maris, le tout sous le nom de patience – « Munyal ».

Ramla, une jeune femme de 17 ans, belle et ambitieuse, rêve d’achever ses études et de devenir pharmacienne, mais son père et son oncle la forcent à épouser Alhaji Issa qui a 38 ans de plus qu’elle, car il est riche et puissant, en abandonnant son amant. Aussi confie-telle : « j’étais déjà morte à l’intérieur ».

Hindou est la sœur de Ramla d’une autre mère, et elle est également forcée d’épouser son cousin Moubarak, qu’elle déteste et ne peut supporter, car étant dépendant de l’alcool et des drogues, c’est un homme violent :

 

« Mon père se lève brusquement de son fauteuil, il est fou de colère et pointe vers moi un doigt accusateur.

— Dis-moi la vérité, maintenant. Tu n’as pas intérêt à me mentir, fille de pute. Je sais que tu es allée à Gazawa ! Qui connais-tu à Gazawa ? Un homme, c’est ça ? Maintenant, ma fille a des amants !

— Non, Baaba ! C’est juste que…

— C’est ta mère ! C’est elle qui t’a entraînée ? hurle-t-il. »

 

Ils se méfient toujours des femmes, et parce que Hindou a fui à cause des abus de son mari, ils ont pensé qu’elle le trompait, allant jusqu’à rejeter la faute sur sa mère.

Pourquoi les femmes sont-elles toujours blâmées ? Pourquoi ces accusations perpétuelles d’amener la honte dans la famille ? Pourquoi la société juge-t-elle toujours les actions d’une femme et détourne-t-elle le regard des actions d’un homme ?

Quant à Safira, 35 ans, qui est la première épouse de Haji Issa avec lequel elle a eu 6 enfants, elle aime son mari et lui est obéissante et fidèle. Mais quand Ramla arrive pour partager son mari, Safira se rebiffe, devenant jalouse et haineuse, et son seul souci est désormais de se débarrasser de cette deuxième épouse de quelque manière que se soit, quitte à recourir à la sorcellerie et aux impostures afin de saboter ce mariage.

 

Ces trois femmes sont ainsi fatiguées de patienter, mais elles n’osent pas en parler. L’angoisse, le mépris, l’égoïsme et la peur les envahissent et les transforment en impatientes :

« Ne boudez pas. Ne méprisez pas un cadeau, ne le rendez pas. Ne soyez pas colériques. Ne soyez pas bavardes. Ne soyez pas dispersées. Ne suppliez pas, ne réclamez rien. Soyez pudiques. Soyez reconnaissantes. Soyez patientes. »

Ce qui me dérange, c’est cette obstination à vouloir que les femmes soient comme un robot, sans avoir le droit d’être bouleversées, de se plaindre ou d’exprimer leurs sentiments, qu’ils soient négatifs ou positifs.

 

Hanan AL-KHATEEB

Université de Yarmouk

Département de Francais

Amadou Djaïli Amal

Les Impatientes

Editions Emmanuelle Collas, 2020 (283 pages)

 

 

Le parcours de trois femmes

 

« Tard dans la nuit, fatiguée de ressasser mon amertume, j’éprouvai subitement le besoin de sortir de cette chambre austère. J’avais envie de voir la lune, de contempler les étoiles. Je les reverrai certainement là où je serai, mais auront-elles toujours le même éclat ? Et l’air ? Sera-t-il toujours aussi pur ? Et le doux fredonnement du vent léger entre les feuilles de nimier ? Sera-t-il aussi chargé de senteurs fraîches et délicates ? Et le sable sera-t-il toujours aussi doux sous mes pieds ? »

 

Comme des patientes, l’on part et l’on se retrouve Impatientes à la fin. Dans ses quatre ouvrages, dont le dernier, Les impatientes, est paru le 4 septembre 2020, Amadou témoigne des discriminations vécues par les femmes du Sahel. Après un premier mariage, une répudiation puis un remariage où elle subit des violences conjugales, Djaili Amadou devient une survivante des coutumes imposées, de la discrimination, de la violence et de la douleur. Dans cette fiction littéraire, elle raconte continûment les mariages forcés, les viols – y compris conjugaux –, la polygamie et le sentiment d’insécurité, les souffrances innommables, la violence sans bornes, le sexisme au quotidien, la chosification des femmes, le patriarcat et le système hiérarchique autoritaire dans une concession. Aussi les femmes, apeurées, formatées, ne se soutiennent-elles plus les unes les autres ou, pire, deviennent « folles » et c’est au seul profit de la satisfaction des hommes.

 

Dans ce roman polyphonique, on suit donc le destin de trois femmes, qui doivent tout endurer sans se plaindre, l’histoire de Safira (35 ans), Ramla et Hindou (17 ans et demi-sœurs). Les deux petites filles vont se marier, sans leur consentement, le même jour. Hindou se mariera avec son agresseur sexuel, son cousin Moubarak, alcoolique et violent. Elle aura toujours été docile et manifesté de la « Munyal » autrement dit, patience. Ce mot de « Munyal » revient en force de très nombreuses fois. Au cours de l’histoire, on nous rappelle en effet toujours l’importance de la patience dans la vie d’une fille, d’une femme et d’une épouse, mais tout a une fin.

Ramla, la demi-sœur de Hindou, subit elle aussi un mariage précoce, arrangé, sans consentement. Arrachée de son amour Aminou, de ses rêves de voyage et de ses ambitions de devenir pharmacienne, elle entre dans la concession de Alhadji Issa, un homme marié, « la polygamie » étant « normale et indispensable pour le bon équilibre du foyer conjugal. » Après s’être marié avec Safira il y a 20 ans, Alhadji a décidé de demander la main de Ramla. Safira, épouse qui appelle parfaitement à la munyal, doit supporter, elle aussi, ce qu’il lui fait endurer.

Dans un style sobre plutôt simple, mais suffisant pour capter et retenir son attention, le lecteur traverse la vie des femmes peules, mais beaucoup de femmes vivant dans ce monde et appartenant à d’autres ethnies peuvent s’identifier à ce sentiment. L’écriture est franche et honnête, et il n’est donc pas difficile de comprendre ce que l’écrivaine veut transmettre.

Toutefois, la portée littéraire semble un peu décevante. Nous aurions pu nous trouver devant un chef-d’œuvre si l’auteur avait adopté un style d’écriture plus poétique et plus profond plutôt qu’une forme trop simple, telle qu’elle l’a adoptée. Mais malgré tout, c’est un texte bouleversant. Ce style a aussi ses bons aspects ; la clarté, la sécheresse, la description sans détours des faits choquants nous installe dans la même position que ces femmes, et il semble qu’on lit parfois notre propre histoire – d’où la puissance de l’effet de lecture.

Amadou a vécu ce qu’elle a écrit et ainsi elle rend totalement compte de la situation psychologique vécue. La cruauté de ces histoires est encore plus choquante lorsque vous vous rendez compte à quel point les personnages sont proches de la réalité vécue. À travers les parcours des héroïnes, on se laisse happer par leurs pensées accablantes. En définitive, on est marqué par l’histoire de ces trois femmes, dont les sentiments et le désir de vie libre est dénié par tous. On traverse tout ce qu’elles ont vécu, en sachant qu’il n’y a pas de fin, ce qui nous laisse avec un goût amer.

 

Hala KHAFAJA

Université de Yarmouk

Département de Francais

 Camille de Toledo

Thésée, sa vie nouvelle

Editions Verdier, 2020 (255 pages)

 

La fuite

 

“J’ai effacé notre enfance, répond Thésée, j’ai annulé tout mon côté gauche ; je l’ai condamné à se taire le jour où je t’ai vu, toi, mon gaucher, allongé, dur et froid dans l’appartement avec le père prostré, assis à tes côtés ; et tu as raison, j’aurais pu me relier à la joie de nos jeunes années, mais il n’en restait rien”.

Dans ce roman autobiographique, Camille de Toledo nous raconte son histoire à travers Thésée, un homme qui fuit la ville de l’Ouest au profit de l’Est après le suicide de son frère et la mort de ses parents, croyant qu’il peut échapper aux ombres des siens et à cette lignée d’omission et de mort. Prenant le train avec ses trois enfants, il emporte trois cartons d’archives dédiés à sa famille et un manuscrit de sa lignée écrit par son aïeul, mais il ne veut jamais les ouvrir. Il n’a aucune hâte de déchiffrer cette énigme des morts. Treize années se sont écoulées et Thésée a échoué à [A100] tout effacer. Souffrant d’une dégradation physique dont il ne comprend pas la raison, il décide d’ouvrir les cartons d’archives. Au cours du récit, on découvre l’histoire de la lignée de Thésée. Une histoire remplie de chagrin, de mort et des spectres des oubliés.

L’auteur nous fournit au fil des pages toutes les explications possibles de sa douleur physique et psychologique. Il présente des arguments concernant la psychogénéalogie. Il critique la modernité, la guerre et l’humanité dans la quête obsessionnelle d’un responsable de cette souffrance qui empoisonne génération après génération.

La première moitié du livre nous attire par sa beauté, par les poèmes et par le style original de l’écriture, mais l’écrivain tombe dans une répétition ennuyeuse et constante qui nous donne envie de fermer le livre et de le jeter. Entre le labyrinthe des photos, des textes en italique, en vers et en prose, on se trouve aussi perdu que Thésée.

Le lecteur tourne en rond entre une insaisissable lamentation et un questionnement sans développement réel.  C’est un livre très personnel qui dépeint l’obsession, la douleur et la perte de l’écrivain. Cependant l’exécution du livre n’éveille en vous aucune pitié, tristesse ou même colère et la répétition ne permet pas une immersion totale dans l’histoire tandis que le recours à une pseudo-science (la psychogénéalogie) rend le texte plus discutable.

 

Hala KHAFAJA

Université du Yarmouk

Département de francais

 Hervé Le Tellier

L’Anomalie          

Éditions Gallimard, 2020 (336 pages) 

 

Étrange destin

 

Hervé Le Tellier est un écrivain français, né à Paris le 21 avril 1957. Il est mathématicien de formation et journaliste de profession, diplômé du Centre de formation des journalistes à Paris. C’est également un linguiste et un spécialiste en littérature à contraintes, qui a été coopté par l’Oulipo (Ouvroir de Littérature potentielle) en 1992. Hervé Le Tellier est un auteur de romans, nouvelles, poèmes et pièces de théâtre. Il est également l’auteur de récits très courts, souvent humoristiques, et a publié plusieurs ouvrages au Castor Astral comme What a man !, de Georges Perec, et Je me souviens de Roland Brasseur. Son roman, L’Anomalie (2020), publié aux éditions Gallimard, fait partie de la sélection pour les Prix Goncourt, Médicis et Renaudot. 

 

L’Anomalie est un roman-monde, une fantastique machine littéraire, qui vous emporte et vous fait planer très haut. C’est un roman de science-fiction, très astucieux, et l’où peut lire quelques pointes d’humour qui sont vraiment très réussies.

 

D’abord, avant de connaître l’histoire de ce roman, il faut reconnaître que le phénomène auquel fait référence L’Anomalie désigne un « écart par rapport à la normale ou à la valeur théorique », une « exception à la règle » (Larousse). Dans le champ de la science-fiction, l’anomalie signifie, selon l’auteur, une « irrégularité ou phénomène surnaturel, un événement étrange que l’on ne saurait expliquer, face à l’irrationnel. »

 

Dans L’Anomalie, une dizaine de personnages se voient vivre un bien étrange destin. Ils ont en commun d’avoir pris le même vol, le 10 mars 2012, un Boeing de la compagnie Air France reliant Paris et New York et qui atterrit après de fortes turbulences. Avec beaucoup de passagers qui, tous, ont cru mourir, l’histoire accumule les détails et compte plusieurs chapitres. Au début du roman, l’histoire de chaque personnage – Blake, Joana, Victor, Missel, Lucie, David, Sophia etc. – nous est livrée, avec des détails sur leur vie et leur travail. L’auteur a consacré à chaque personnage un chapitre indépendant, mais ces personnages de différentes générations jouent des rôles distincts et l’auteur du roman les traite selon un genre littéraire différent. Par exemple, il y a un tueur à gages, une petite fille de 6 ans, une avocate américaine, un écrivain français, une pop star etc., mais leur point commun est qu’ils ont tous pris le même vol.

Cet événement insensé bouleverse les vies des hommes et des femmes, dans la mesure où l’anomalie explore cette part de nous-même qui nous échappe, et fait réfléchir avec profondeur sur notre existence, comme un évènement incongru qui viendrait bouleverser notre rapport au monde et à nous-mêmes.

Afin d’en savoir plus sur les événements, j’ai focalisé mon attention sur les détails. À la lecture de ce roman, j’ai tourné les pages rapidement, tant j’avais envie de vite connaître la suite. Il y a beaucoup de suspense, d’événements, de personnages, qui me font réfléchir et m’interroger sur le point commun qui les rassemble au sein de cette fiction.

J’ai ainsi apprécié ce roman qui oscille entre science et philosophie, avec des questions fondamentales, avec la qualité des narrations, la richesse du langage et la présence des différents niveaux de discours. Même la Covid-19 y est abordée, et l’effet de réel accentue la présence et l’importance de ces phénomènes scientifiques.

Je pense qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui aiment ce genre de roman (fiction scientifique) parce qu’il nécessite de comprendre des hypothèses scientifiques, et la plupart des lecteurs préfèrent lire des romans liés à la vie quotidienne que nous vivons, tout simplement.

 

Lubna Al-Taweel

Université de Yarmouk

Département de francais

 Jean-Pierre MARTIN

Mes Fous

Editions de l’Olivier, 2020 (154 pages)

 

Les corps errants

Mes Fous est une histoire qui tourne autour de Sandor et de ses rencontres déconcertantes. Sandor est avant tout un père et un ami. Il se retrouve en arrêt de travail à cause de l’excès d’empathie qui a entraîné chez lui une grande fatigue et une baisse d’énergie.  Disposant désormais de son temps, il se met à parcourir les rues de Lyon, rencontrant au hasard des gens fous, des « corps errants » et pense de plus en plus à sa fille Constance. La famille de Sandor compte une collection de maladies psychiques (schizophrénie, déni, autisme et obsessions) et il commence à se demander s’il n’est pas fou lui-même. Sandor nous fait vivre des hauts et surtout des bas et nous, les lecteurs, accompagnons ce personnage dans chaque fragment de sa pensée.

Le récit est simple et permet au lecteur une lecture fluide. Comme la pensée du personnage, les paragraphes qui s’enchaînent n’ont pas toujours de lien entre eux. C’est une œuvre audacieuse, riche de références littéraires et artistiques et universelle.

Jean-Pierre Martin tisse de ses mots une œuvre pleine de sensibilité, d’humour et de désespoir. Il met en avant les oubliés de la société que nous choisissons d’ignorer ; les mendiants, les fous du métro, les bavardeurs… ces « corps errants » qui ne demandent qu’à tisser des liens, à se connecter aux autres, comme pour confirmer leur existence et qui s’évanouissent. « Les corps errants sont éphémères. On croit s’y habituer comme à des monuments, puis ils disparaissent ». L’auteur dessine des individus qui errent, qui hurlent la nuit et qui chantent la journée.

 

Cybelle AOUN

Université Saint Joseph, Beyrouth

Département de Français

Mohammad Aissaoui

Les Funambules

Éditions Gallimard, 2020 (24 pages)

 

 

Sur le fil de la vie

 

« L'espérance d'une autre vie donne la force de supporter les misères de celle-ci ». 

Qui sont ces funambules? On se le demande. Mohammad Aissaoui, écrivain et journaliste algérien nous donne une réponse claire dans son roman. En chacun de nous réside un funambule qui essaie toujours de trouver son équilibre sur le fil de la vie, qui essaie toujours de ne pas basculer et tomber.

Kateb a quitté son pays à l’âge de neuf ans avec sa mère qui est désormais une « analphabète bilingue ». Il se souvient toujours de son enfance difficile mais plus particulièrement de Nadia, son amour de jeunesse. Maintenant, à l’âge de 34 ans, il pratique le métier de biographe pour anonymes pour traduire les maux en mots. Il utilise la littérature pour se débarrasser des fardeaux du passé et pour pouvoir se relever à chaque fois qu’il tombe.

Au fil du roman, il rencontre des démunis, bénévoles dans des associations qui aident les autres qui comme eux, sont sans ressources ni logement. Ces rencontres sont un mélange de misère et de gratitude. Mais réussira-t-il à trouver Nadia qui est si présente dans ses souvenirs?

Par son style simple et fluide, l’auteur nous embarque avec lui, d’une histoire à une autre, d’une misère à une autre et d’un funambule à un autre. La beauté de ses mots nous rappelle que chaque vie compte et que chaque personne mérite d’être écoutée et aidée : « Je ne peux m’empêcher de trouver toute existence extraordinaire. »

Aissaoui, accorde une très grande importance à la littérature : c’est elle qui permet de poser ses mots, de rendre hommage à la vie mais aussi aux bénévoles dont le rôle dans la société est crucial et qui sont parfois oubliés. 

 

Héléna Elias

Université Saint-Joseph,

Campus Liban Sud

Département de Français

 Maël Renouard

L’Historiographe du royaume

Editions Grasset, 2020 (225 pages)

                                                           

Le Maroc moderne

 

Le roman Historiographe du royaume est écrit par Maël Renouard en 2020. Né en 1979, ce philosophe, écrivain et traducteur français, formé à l’école normale supérieur et agrégé de philosophie, est passionné par l’histoire. On peut le considérer comme un historiographe. 

Historiographe du royaume est un roman de 225 pages, il a figuré parmi les 4 finalistes du prix Goncourt, et a également fait partie des 3 finalistes du Grand prix du roman de l’Académie française.

L’histoire de ce roman tourne autour du royaume de Hassan II qui était le roi du Maroc. La période couverte commence au milieu des années 1940 à l’époque du protectorat français et se termine en 1970 au début de la répression des opposants politiques. On apprend beaucoup sur l’histoire à travers la fiction. On accompagnera tout au long du roman le personnage principal Abderrahmane Eljarib qui a fait ses études au Collège royal en même temps que le futur roi. On ne sait pas grand-chose du personnage principal. Abderrahmane considérait qu’entrer au collège royal c’est avoir un avenir déjà tout tracé. On se questionne sur la loyauté au roi, est-elle suffisante ? Malgré sa fidélité au roi, Abderrahmane a pourtant été exilé. En effet, on est dans un roman ou l’on représente la loyauté dans le cadre d’un pouvoir absolu. Il nous racontera non seulement l’histoire du Maroc mais aussi la relation du Maroc avec la France et l’Espagne. Ce qui attire dans ce roman c’est le fait qu’il raconte la véritable histoire du Maroc d’une façon très moderne ; le personnage est fictif mais il nous semble avoir réellement existé, tant les détails du récit son précis. Il adopte de même un point de vue interne qui rend l’histoire plus réelle. Maël Renouard s’est plongé dans les œuvres de Saint-Simon et de Voltaire et des Mille et une nuit pour compléter son roman, l’enrichir et l’approfondir.

Enfin, commencer le roman avec « je fus en grâce autant qu’en disgrâce. De l’un ou l’autre état les causes me furent souvent inconnues » donne d’emblée un aperçu clair de son contenu et ne peut que mettre le lecteur en appétit.

 

Maya Khodr

Université Saint-Joseph, Tripoli

Département de Français

Irène Frain

Un Crime sans importance

Editions du Seuil, 2020 (256 pages)

 

                                                                             Un hommage immortel

 

« Le mauvais mort reviendrait, et reviendrait encore, et reviendrait toujours jusqu’à ce qu’il ait obtenu ce qu’il voulait : qu’on lui rendre justice. Ou pour le moins qu’on élucide la fin tragique le vouant à errer dans un entre-deux  qui n’était ni tout à fait la vie ni tout à fait la mort. D’où le nom qu’on donna à ces visiteurs têtus et ombrageux : les revenants. »

À travers Un Crime sans importance, Irène Frain rend hommage  à sa sœur, Denise, victime à l’âge de 79 d’une sauvage et finalement mortelle agression après sept semaines de coma. Depuis Le Nadab, Irène Frain en a écrit des histoires, et certaines la touchaient de près, mais jamais d’aussi près. Un Crime sans importance narre le meurtre de la soeur, et le deuil. Les faits ? Dans une banlieue tranquille ou presque, à 25 kilomètres de Paris, Denise est attaquée chez elle en plein jour par un individu.  Irène Frain n’a pas revu sa sœur depuis longtemps, elle n’a appris sa mort que sept semaines plus tard,  elle n’a pas pu lui rendre justice, elle n’a rien fait pour la sauver, mais par l’écriture, elle veut tenter «  de lui rendre vie, à défaut qu’on lui rende justice. Au moins je ne l’aurai pas laissée sans voix ».

Pour ce faire, Irène Frain a rempli 256 pages pour se débarrasser de la colère qui la ronge et pour rendre hommage à sa sœur aînée. Dans ce livre il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents. Le mot, le roman et la littérature sont le meilleur hommage qui puisse être rendu à un être cher.

 Un Crime sans importance est un récit autobiographique poignant et éloquent qui ravive le souvenir de cette sœur « invisible ». Sa mémoire est restée prisonnière du grippage de la machine judiciaire elle –même embourbée dans une société aux multiples dysfonctionnements. Le plus terrible c’est que le pouvoir judiciaire n’arrive pas à arrêter le vrai criminel. C’est une quête de vérité, qui n’aboutira jamais. 

La relation entre Irène Frain et sa sœur constitue un exemple de la vie familiale en Occident ; la famille qui est brisée, les sœurs qui ne se voient pas, l’absence de traditions, de coutumes. Chacun vit seul, sans lien, sans aucune intervention. C’est tout à fait différent de la famille orientale. Irène Frain illustre

implicitement la vie occidentale en racontant son deuil dans une société qui souffre de plusieurs maladies comme l’indifférence, l’injustice, le non –respect du mort …

« Après tout d’un mal peut sortir un bien », c’est l’une des phrases qui se répètent après chaque évènement affligeant ; le mort devient sans « importance », et la vie continue. Mais pour Irène Frain et nous, ce qui meurt reste toujours vivant dans nos esprits et nos cœurs, il ne nous quitte jamais. c’est pour cela qu’elle écrit cet hommage. « Je préfère m’abandonner au flux des souvenirs » . Irène Frain a compris l’importance de sa sœur après sa mort, elle a eu des remords et elle a passé deux ans dans un « bagne » de souvenirs. Le roman force l’identification. Il rappelle la valeur des proches et l’importance du lien.

 « Nous sommes égaux dans la mort mais nos morts ne sont pas égales » écrit l’auteure. Si elle accepte la mort, elle met en parenthèses la « mauvaise mort » de sa sœur et dénonce l’irresponsabilité de la justice. Tous les hommes vont mourir mais pas assassinés, pas si seuls.

Un Crime sans importance est un livre émouvant et mystérieux qui nous dévoile petit à petit les détails connus du crime et le deuil, dans un style simple et accessible qui mène sans rupture au bout des pages. Écriture fluide, mais déception finale partagée: Comme Irène Frain, le lecteur aimerait comprendre pourquoi une femme septuagénaire a été assassinée . S’agit-il d’un voleur , d’une vengeance ? On souhaiterait que le criminel soit arrêté et jugé et que l’écrivaine nous livre un deuxième roman contenant les détails qui nous manquent.

Irène Frain n’a pas réussi à rendre justice à sa sœur Denise, mais elle l’a rendue plus proche des lecteurs pour qui elle est devenue immortelle.

« Chercher à tenir le vent, c’est exactement ce que je fais depuis l’instant où, quittant le cimetière, je me suis retournée pour jeter un dernier regard à la tombe de ma sœur ; j’ai beau faire, c’est toujours ainsi que je la vois, béante. Je n’arrive pas à l’imaginer refermée.» En fermant les pages de ce roman bouleversant, il nous vient une seule envie, celle de présenter nos condoléances à Irène Frain, sœur à jamais orpheline.

Daoud Rana

Université Saint-Joseph, Tripoli

Département de français 

  

Irène Frain

Un Crime sans importance

Editions du Seuil, 2020 (256 pages)

 

Un crime sans importance

 

Un Crime sans importance  est écrit par Irène Frain en 2020, auteure française née le 22 mai 1950. Journaliste, romancière et auteur de 40 romans et biographies, elle livre dans ce dernier roman un hommage personnel à sa sœur aînée, lâchement assassinée et dont le meurtre n’a jamais été résolu.

Un Crime sans importance est formé de cinq parties et de 67 chapitres. Sélectionné pour figurer sur plusieurs listes des grands prix littéraires, ce roman est un récit autour du meurtre non élucidé, survenu il y a deux ans, de la sœur d’Irène Frain, “massacrée” par un mystérieux agresseur qui court toujours. Dans ce livre, la romancière décortique ce fait divers très personnel et dénonce le “silence” et le “mépris” de la justice. Ce roman contient deux mouvements : le premier est la quête d’Irène Frain pour essayer de comprendre ce qui s’est exactement passé ; il concerne l’enquête. Le deuxième est un mouvement de rapprochement qu’elle essaie de faire avec cette sœur qu’elle a perdue dans le double sens du terme, et c’est peut-être le moment le plus intéressant du livre. Un Crime sans importance est ce besoin de savoir, cette quête de vérité : « Je veux comprendre ce qui est arrivé à ma sœur. C'est mon histoire, c'est mon chemin ». Deux ans après le drame - aujourd'hui - alors que « le virus a déferlé sur le monde et que le confinement a été décrété », rien n'a changé dans la petite ville en lisière de la Beauce. Le silence de la famille est toujours aussi assourdissant, le mystère toujours aussi total pour la femme au long manteau bleu-noir. C’est un livre de combat, à la fois un peu long, à la fois excitant, où Irène Frain ne cache rien. On ne peut qu'être saisi par l'intensité et la tristesse qui se dégagent de ses pages et par la pugnacité dont fait preuve une Irène Frain qui ne lâche rien. Sa manière de décrire une France ordinaire jalonnée de zones de commerce est saisissante. Elle éclaire sur une soeur à qui elle veut rendre hommage. « J'ai tenté de lui rendre vie, à défaut qu'on lui rende justice. Au moins je ne l'aurais pas laissée sans voix. ». En fait, l’auteure apprend la tragédie sept semaines après qu'elle a eu lieu, par l'un de ses neveux. Sa sœur et elle n’étaient pas proches. Elles ne se voyaient plus depuis longtemps, depuis l'enterrement de leur père, douze ans plus tôt. Après la mort de ce dernier, elle est devenue dépressive, pourtant Denise était la « fée marraine » de l'auteure du Nabab, son modèle, « une créature dotée de pouvoirs quasi divins », celle qui lui faisait croire au paradis et qui l'a beaucoup protégée quand elle était enfant. Par la suite, elle s’est mariée sans dire à personne et elle donnait des rendez-vous à sa sœur auxquels elle ne se rendait pas. Ce livre triste est un hommage mais aussi une dénonciation : La sœur d’Irène Frain a été sauvagement assassinée par un meurtrier que la justice n’a pas pu, ni voulu poursuivre, considérant qu’une femme âgée et solitaire n’est pas assez importante pour la société. Si elle n’a pas permis d’élucider le meurtre, la parole écrite a au moins levé le silence, dénoncé l’injustice et ravivé le souvenir de la sœur disparue.

 

Sérena Makary

Université Saint-Joseph, Tripoli

Département de français

Camille de Toledo

Thésée, sa vie nouvelle

Editions Verdier, 2020 (256 pages)

 

 

La mort : entre faiblesse et fatalisme.

 

   Voilà, comme le dit Camille de Toledo, écrivain et docteur en littérature comparée, dans son roman Thésée,sa vie nouvelle, “Thésée est dans le labyrinthe, Thésée tremble entre les corps gisants de celle et ceux qui l’y ont précédé, Thésée entend le monstre, au loin, derrière une paroi, qui l’attend, mais il s’obstine à avancer non par courage, mais parce que son corps ne lui en laisse pas de choix, il a fait promettre à son frère, il y a des années de ne pas se tuer…”.

   Sélectionné pour le prix Goncourt, le prix Médicis et le prix Décembre, Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo est un récit autobiographique bouleversant qui soulève, à côté des problématiques personnelles de l’auteur, des questions humaines et universelles.

   Les phrases écrites en Italique espacée sur les pages font de ce récit un immense poème, isolé par une mise en page centrée, et où la ponctuation se limite aux virgules.

   C’est un roman au rythme lent dans son premier tiers, qui s’accélère plus tard en s’additionnant d’une forme de journal intime écrit à la main accompagné de photos dont le but est de placer le lecteur au plus près de l’histoire vécue. Au fil de l’œuvre, on voit que Thésée essaie de fuir son passé en prenant le train pour Berlin “la ville de l’Est”, mais il prend avec lui, de son passé, trois cartons d’archives familiales, après la perte de son frère qui s’est suicidé, la mort de sa mère dans un train le jour de l’anniversaire de son frère et la disparition de son père des suites d’un cancer. Mais de quelle fuite s’agit-il ? Est-ce que l’âme de Thésée a pu véritablement fuir l’histoire malheureuse de sa famille, ou était-ce juste une fuite physique ? Est-ce la ville de l’Ouest qui est l’enfer de Thésée ou bien s’agit-il d’un destin écrit “là-haut, dans un grand rouleau” comme le disait Jacques le fataliste dans le roman de Diderot ?

“La ville où je m’installerai sera pour moi le futur”, c’est la décision de Thésée qui tente de recommencer sa vie, loin de son passé et de ses souvenirs. Une décision de “fuite courageuse” et une question de survie.  “Je n’aurai pas à reprendre pour mes enfants les berceuses que ma mère me chantait”. Thésée essaie d’effacer son identité, son enfance, ses souvenirs, donc de s’effacer. Mais ce processus de fuite échoue, ce qui l’oblige à plonger dans le monde de ses ancêtres qu’il porte avec lui dans les trois cartons de secrets. Il prend le lecteur, qui devient son partenaire dans sa recherche, par la main pour qu’ils explorent ensemble la légende familiale, le fatalisme et le mystère qui demeure sans résolution jusqu’à la fin du roman, pour laisser cette tâche au lecteur lui-même.

 

 

Zeina SAAD

Université Saint-Joseph

Campus du Liban-Sud

Département de français

  


                                                    

                                                                                                      

 

  

 

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